Ne voyez pas dans notre titre une prise de position politique en lien avec la fameuse expression « un pognon de dingue ! », mais juste un constat factuel. Jamais la France n’a autant investi dans la formation professionnelle qu’en 2022. Et la tendance semble durable, même si quelques fragilités peuvent être repérées.
Nous vous proposons un petit tour d’horizon des chiffres marquants de cet investissement sans précédent à l’occasion de la sortie du Jaune Budgétaire Formation professionnelle 2024. Dans un second article, à venir dans les prochaines semaines, nous analyserons plus en détail comment le marché de la formation s’est transformé au cours de ces 5 dernières années sous les effets de cet investissement massif, mais pas seulement. La loi « Avenir Professionnel », la crise sanitaire, ou encore la Grande démission chez les cadres et le développement de la EdTech ont eu des effets loin d’être négligeables.
Un peu de méthode : les chiffres que nous communiquons dans cet article sont essentiellement issus des jaunes budgétaires, chiffres donc officiels réalisés chaque année dans le cadre du PLF (Projet de Loi de Finances). Nous les avons agrégés et retraités pour les besoins de l’analyse. Si vous souhaitez retrouver nos sources, vous pouvez consulter ici pour les chiffres 2022
Pour les chiffres de 2018, de 2014 et de 2004, correspondant à des moments de grandes réformes de la formation, nous avons été contraints de compiler plusieurs jaunes budgétaires.
Effort de formation sur fonds publics : + 60% en 4 ans !
On est passé en 4 ans de 18,6 milliards d’euros en 2018 à quasiment 30 milliards d’euros en 2022 d’investissement en formation financés sur fonds publics :
- Fonds de l’Etat : 3,8 -> 8,1 milliards d’euros
- Fonds des Régions : 4,2 -> 4,1 milliards d’euros
- Fonds des entreprises “intermédiés” par les OPCO : 8,1 -> 11 milliards d’euros
- Fonds d’administrations et d’organismes divers : 2,5 à 6,6 milliards d’euros.
C’est clairement l’Etat qui a le plus mis la main à la poche (+4,3 milliards), suivi des autres administrations (4,1 milliards). Pour ces dernières c’est la Caisse des Dépôts et Consignations qui a apporté la plus forte contribution, avec 2,1 milliards en 2022 pour le CPF. Les entreprises du fait de la croissance et du transfert de collecte à l’URSSAF et la MSA ont contribué davantage (+ 700 millions d’euros seulement avec le nouveau système de collecte – cf. l’article de management de la formation à ce sujet).
Les Régions sont restées en retrait. Ce qui n’est pas une surprise, puisque la loi Avenir professionnel leur a retiré le rôle majeur qu’elles jouaient dans l’apprentissage.
Cette croissance de l’effort de formation est sans précédent. Si on prend la période des 4 ans précédentes et qu’on compare 2018 avec 2014, il n’y avait quasiment pas de variations : 18,6 milliards d’euros en 2018 et 18,5 en 2014. Si on remonte plus loin, on était à 13,4 en 2004. Il avait donc fallu 14 ans pour progresser de 5,2 milliards. On vient d’augmenter l’investissement de plus de 11 milliards d’euros, en seulement 4 ans.
Pour se rendre compte de l’ampleur de cette progression, il faut rapporter l’investissement en formation à l’évolution du PIB de la France. On est passé de 0,78% du PIB en 2004, à 0,86% en 2014 puis on a baissé à 0,81% en 2018, pour atteindre 1,13% en 2022. Soit une progression de 40% ces 4 dernières années.
Pendant la même période, l’évolution des budgets cumulés de l’Education Nationale et du ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation ont été moins bien lotis. Ils représentaient en pourcentage du PIB : 4,14% en 2004, 4,01% en 2014, 4,17% en 2018 et 3,89% en 2022. Si on additionne les 3 types d’investissement (EN, ESRI et investissement public en formation ) et qu’on calcule la part de la formation, on est passé de 16,2% en 2018 à 22,5% en 2022. La formation sort donc largement gagnante au petit jeu de la comparaison !
Parallèlement à la croissance très importante de l’effort de formation que l’on peut qualifier de « réglementée », la progression de l’effort de formation non réglementé ou “libre” est beaucoup plus modeste. Les financements directs des entreprises sont passés de 5,2 milliards d’euros en 2018 à 5,7 milliards en 2022. Ce qui n’est pas bien significatif. Mais attention ! comme nous le verrons dans notre second article, cela ne correspond pas à l’intégralité des investissements en formation des entreprises, que l’on pourra mieux appréhender à travers les Bilans Pédagogiques et Financiers des organismes de formation.
Plus intéressante est la progression de “l’investissement” des ménages, qui atteint 2 milliards d’euros en 2022. Ils étaient de 1,8 milliard en 2021, 1,6 en 2020, 1,6 en 2019 1,4 en 2018, 1,3 en 2014 et seulement 0,9 en 2004. Cette évolution significative (rapportée au PIB, cela représente une progression de 25% en 4 ans et 44% en 18 ans) serait-elle un signe encourageant de l’entrée de la France dans la société de l’apprenance ? Les plus optimistes pourront le croire, notamment en recoupant ce chiffre avec les 1,8 millions de départs en formation dans le cadre du CPF en 2022 (5 millions depuis 2020). Les plus pessimistes demanderont encore à voir.
A noter : au milieu de la décennie 2010, on parlait de “32 milliards de dépenses en formation”. Ce chiffre comprenait à la fois, l’investissement direct des entreprises, celui de la fonction publique pour ses agents (environ 6 milliards) et même celui des ménages. C’est plus de 13 milliards d’euros qui étaient venus ainsi gonfler l’effort de formation ! Ce chiffre, spectaculaire, avait été, à dessein, grossi par une certaine presse, pour faire un procès sans appel du monde de la formation (voir par exemple cet article du Figaro assez représentatif – cliquez ici, et le fameux reportage télévisés à sensation de Cash Investigation en 2015 – cliquez là. Aujourd’hui la critique semble bien moins acerbe. Pourtant les 5 milliards investis ou dépensés dans le CPF mériteraient qu’on y regarde de plus près, tout comme les 14 milliards investis dans l’apprentissage !
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Apprentissage (+144%) et formation D.E (+78%) premiers bénéficiaires de la croissance de l’effort de formation depuis 4 ans
Les deux grands gagnants de la croissance de l’effort de formation sont indiscutablement l’apprentissage, et la formation des demandeurs d’emplois.
- L’investissement dans l’apprentissage est passé de 5,7 milliards d’euros en 2018 à 13,9 milliards en 2022, soit une progression de 144%.
- Il a permis de financer, non plus 317.000 contrats d’apprentissages comme en 2018, mais 830.000 nouvelles entrées en CFA en 2022. Pour rappel, en 2004, c’était seulement 247.000 entrées.
- Parallèlement, l’investissement dans les contrats de professionnalisation a fondu : de 1,124 milliard d’euros en 2018 à 546 millions en 2022.
- Concernant la formation des demandeurs d’emploi, l’investissement est passé de 5,5 milliards d’euros à 9,8 milliards, soit une progression de 78%.
Jamais on n’avait vu une telle réorientation systématique des fonds, surtout dans un temps aussi court (seulement 4 ans). Il est encore beaucoup trop tôt pour tirer un quelconque bilan des effets de cette évolution radicale de l’investissement formation. En tous cas, les économistes vont avoir un magnifique terrain d’étude pour enfin faire la preuve (ou pas) des effets de la formation sur le chômage et sur la compétitivité des entreprises. Quand on met un coup de barre aussi brutal, puis qu’on le maintient plusieurs années (a priori la tendance ne devrait pas s’inverser jusqu’à la fin du quinquennat), cela devrait finir par se voir dans les modèles économétriques.
Pour l’instant, la seule chose que l’on voit est que le taux de chômage diminuait pendant que l’investissement dans la formation augmentait. Le taux de chômage était de 8,8% au T4-2018 (et même de 10,5% fin 2014) et il n’était plus que de 7,2% au T2-2023. Celui des jeunes de 16,7% au lieu de 20,8% en 2018 (il était de 26,2% en 2014) et celui des demandeurs d’emploi de longue durée de 1,8% contre 2,4% en 2018 et 3,1% en 2014. Mais attention ! corrélation n’est pas causalité, surtout en économie…La démographie aide à la baisse du taux de chômage (Papy Boom) et il faudra regarder également l’évolution du taux d’emploi !
Les perdants : les salariés et surtout les PME et ETI
Les salariés apparaissent comme les perdants de l’évolution de l’investissement en formation.
En 2018, l’investissement intermédié des entreprises, c’est-à-dire le flux financier passant par les OPCA/OPCO, s’élevait à 8,1 Milliards d’euros. En 2022, il était de 11 milliards.
- En 2018, sur les 8,1 milliards, seulement 1,4 milliards étaient fléchés vers l’apprentissage, il restait donc 6,7 milliards pour financer la formation des salariés. A cela on pouvait ajouter l’effort direct des entreprises qui étaient de 5,2 milliards, soit au total net 11,9 milliards d’euros.
- En 2022, sur les 11 milliards intermédiés par les OPCO, ce n’est plus que 3,5 milliards qui retournent aux salariés : 873 M€ dans le PDC des moins de 50 salariés, 546 M€ dans le CP, 574 M€ de versements conventionnels et 1559 M€ de versements libres. A cela s’ajoute l’investissement direct des entreprises, qui a progressé d’un peu moins de 10% sur la période. Ce qui donne au total (3,5 Milliards + 5,7 Milliards = 9,2 Milliards d’euros).
- Les entreprises et donc indirectement les salariés, ont donc vu leur investissement réduit de 2,7 Milliards d’euros sur la période (11,9 – 9,2 Milliards). Ce qui équivaut quand même à -23% d’investissement pour les salariés !
Les esprits avisés rétorqueront que les apprentis sont des salariés (ce qui n’est pas faux, mais ce sont des nouveaux entrants, pas des salariés en poste). Plus juste, serait de dire que les salariés ont aussi bénéficié de la “manne” du CPF (2,1 milliards rien que pour l’année 2022). Mais les salariés ne “consomment” qu’environ les deux tiers de cette manne, les Travailleurs non-salariés et surtout les Demandeurs d’Emploi (30% des départs en CPF en 2022) utilisent, et, c’est bien normal, également ces fonds. En conclusion, nous laisserons à chacun le soin d’interpréter les résultats, mais d’un point de vue comptable, il manque au moins un bon milliard pour les salariés en poste.
Concernant les entreprises elles-mêmes, l’argent qu’elles n’ont pas récupéré pour leurs salariés, elles ont pu en bénéficier pour embaucher des apprentis. Dans une période où la tension sur le marché de l’emploi est redevenue forte, elles ne peuvent pas se plaindre de ce transfert d’investissement. Mais qu’en sera-t-il demain si la tendance se retourne ? Les aides de l’Etat pour l’apprentissage diminueront mécaniquement, mais il n’y aura pas forcément de vases communiquant vers la formation des salariés. D’où l’enjeu actuel autour de la formation mutualisée pour les entreprises de 50 à 500 voire 1000 salariés et la co-construction du CPF.
A ce titre, il est désespérant de voir que le MEDEF et surtout la CPME ne s’emparent pas davantage de ces dossiers. Si on veut un tissu de PME et ETI compétitives, il est grand temps de les aider à investir dans leur premier capital : leurs compétences individuelles et collectives. Or, si les grandes entreprises ont les moyens d’investir par elles-mêmes, les PME et ETI ont besoin d’une mutualisation à la fois des fonds et de l’appareil de formation. La métallurgie l’avait bien compris dans les années 1970 et 1980… Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts !