Les entreprises vivent une transformation à nulle autre pareille. Ce qui entraîne des besoins en formation nouveaux, nettement plus importants et de nature bien différente qu’auparavant. De nouvelles pratiques pédagogiques sont à inventer et la fonction formation doit être repensée.
Transformations des entreprises et accroissement des besoins en formation
Les entreprises sont entrées dans une ère des transformations permanentes. Ce qui change aujourd’hui, c’est l’accélération des changements. Dans les années 1970, elles devaient s’adapter à la révolution informatique. Dans les années 1980 et 1990, elles ont dû faire face à la course à la taille et l’internationalisation. Dans les années 2000, l’enjeu était de s’approprier la révolution internet.
Aujourd’hui les révolutions sont multiples : digitalisation, usine 4.0, nanotechnologies, biotechnologies, nouveaux usages de consommation, nouveaux modèles d’activité, etc. Il ne faut plus changer une fois pour la décennie, mais se transformer en permanence.
Cette accélération des transformations– le pluriel est beaucoup plus juste que le singulier dans ce domaine – a pour conséquence directe l’accroissement sensible des besoins en formation. L’enquête menée en 2018 par C-Campus auprès de 35 entreprises inspirantes en a été le reflet flagrant. La GPEC et le plan de formation ne sont plus à la mode. La tendance est aux parcours d’intégration ou à « l’On boarding », à l’appropriation des outils digitaux et nouveaux applicatifs informatiques en tous genres, au développement des capacités d’agilité et à l’acculturation au changement permanent. Le renouvellement des emplois et compétences met à jour également l’impérieuse nécessité du transfert des gestes professionnels entre générations. Enfin, la compétence collective tend à être davantage valorisée que l’addition des compétences individuelles (principe du « 1 + 1 = 11 »). Savoir coopérer, partager, bâtir du sens en commun sont des compétences clés d’aujourd’hui (cf. les 7 principes MISFITS formalisés par Franck Bournois, Directeur Général de l’ESCP Europe).
Une rénovation en profondeur des pratiques pédagogiques
Pour faire face à cette explosion des besoins de formation et à leur évolution vers moins de « savoir » mais beaucoup plus de « savoir-être » ou de « soft skills » pour reprendre le terme anglais à la mode, les entreprises sont invitées à faire évoluer en profondeur leurs pratiques de formation.
On passe d’une formation en stock à une formation en flux. Ce n’est plus deux ou trois jours de stages au mieux par an, au pire tous les 6 ans (cf. l’obligation de formation), mais des flux permanents d’apprentissage que doivent mettre en place les entreprises. C’est du digital learning en « open bar » associé à de la FEST (Formation en situation de travail). C’est du bilan des acquis, de l’accompagnement, du coaching, du retour d’expérience, du travail collaboratif et de la validation des compétences, plutôt que de la seule transmission de connaissances.
Certaines entreprises s’engagent déjà dans cette voie. Exemple, au sein du réseau de la Société Générale, les collaborateurs se sont formés en 2017 avec des outils tels que « un jour, une minute ». Chaque jour, ils pouvaient répondre à des questions sur leur métier et acquérir des connaissances adaptées à leur besoin et à leur profil. Un algorithme permettait de faire évoluer les questions en fonction des réponses. L’expérience réussie, ils vont plus loin cette année avec « Une heure pour moi ». Chaque semaine, les collaborateurs peuvent se former à raison d’une heure sur le temps de travail en solo (via du e-learning) ou en groupe (via des AFEST – Action de formation en situation de travail – ou des modules de digital learning consultés à plusieurs).
La formation ne se planifie plus à 12 ou 18 mois. Le plan de formation n’a plus beaucoup de sens. On ne peut plus dire qu’on est agile et continuer à administrer le plan de formation ! Les besoins de formation apparaissent en cours d’année et doivent être satisfaits à court terme. La logique des saisons inspirée des séries télévisées s’appliquent aujourd’hui beaucoup mieux à la formation, que la logique du Gosplan, chère à l’ancien monde soviétique.
Une fonction formation qui doit se réinventer
Les services et directions formation se sont bâtis historiquement sur le modèle de la modalité pédagogique unique qu’était le stage. Nés dans les années 1950 / 1960 dans le monde industriel (Renault, Berliet, Michelin…), ils se sont développés à la suite de la loi Delors de 1971. Ils sont la conséquence d’une « stagification » à outrance, d’une logique séparatiste de la formation et du travail, comme se plait à le dire, l’expert en droit de la formation, Jean-Marie Luttringer.
Mais le modèle de formation change. Les modalités pédagogiques se diversifient. La loi du 5 septembre 2018 est une avancée dans ce domaine avec la confirmation de la formation à distance et, surtout, la reconnaissance de l’action de formation en situation de travail, dite AFEST. La réforme de l’apprentissage ouvre également de nouvelles pistes avec le principe d’entrées / sorties permanentes et la possibilité de réduire la période de formation à 6 mois. Des expérimentations sont menées telles que les APPIE (Apprentissage par immersion en entreprise) dans certains CFA des Compagnons du Devoir. Le groupe-classe cède ainsi la place à des parcours personnalisés, flexibles, multimodaux et certifiants.
Le modèle classique de fonction formation avec un responsable de formation, des gestionnaires de formation nombreux, quelques chefs de projets de formation et, selon les cas, des formateurs permanents internalisés ou pas est à ré-interrogé :
- A quoi servent des équipes de chargés de formation dès lors qu’on ne planifie plus des stages de formation, que les co-financements pour les salariés en poste vont se raréfier et que des logiciels très efficaces peuvent efficacement les remplacer ?
- Faut-il encore des chefs de projet de formation, dont la mission principale est le plus souvent de piloter des organismes de formation sous-traitants, alors qu’une grande partie de la formation sera réalisée via des AFEST, des WIKI – ou communautés d’apprentissage – ou des plateformes de digital learning ?
- Faut-il encore dissocier fonction formation et fonction recrutement/mobilité quand, d’un côté la réforme de l’apprentissage, et, de l’autre le grand programme d’investissement dans les compétences (PIC) offrent de magnifiques opportunités de repenser le sourcing et l’intégration ?
- Faut-il encore des concepteurs pédagogiques alors que la formation est de plus en plus personnalisée et que l’adaptation des parcours aux profils peut être mise en œuvre par les formateurs et tuteurs en cours de formation ? L’évolution de la définition de l’action n’est pas dans ce domaine anodine. En passant du « programme pré-établi » au « parcours pédagogique » de nouveaux horizons s’ouvrent. Autre question concernant les concepteurs pédagogiques : sont-ils encore nécessaires alors que de plus en plus de contenus digitaux pourront être réalisés par les apprenants eux-mêmes grâce à la captation de leur geste professionnel dans le cadre d’AFEST ou la captation de geste professionnel de maîtres d’apprentissage dans le cadre de formation en apprentissage ?
- Que doit-on faire des formateurs internes permanents alors que tous les métiers se spécialisent et nécessitent des compétences toujours plus pointues ? Faut-il les remplacer par des formateurs occasionnels ? Des tuteurs ou formateurs terrain pour développer l’AFEST ? Par des experts à qui on demanderait de digitaliser leur expertise via des modules vidéos ou, plus ambitieux, des MOOCs d’entreprise.
- Et pour finir, osons la question, faut-il encore des responsables de formation rattachés à la DRH alors que la vraie question n’est plus de former mais de développer les compétences et l’apprentissage permanent au plus près des besoins de l’activité ? N’a-t-on pas besoin plutôt de responsables de « l’apprentissage et du développement collectif » rattaché directement aux directions opérationnelles dans un monde où la coopération et l’intelligence collective feront la différence ?
Poser ainsi les questions, c’est déjà un peu y répondre. Évidemment, il ne faudra pas tomber dans l’excès et se méfier des phénomènes de balancier. Mais une chose est sûre, si les entreprises ne « hackent » pas leurs modèles pédagogiques et l’organisation de leurs fonctions formation, elles risquent de prendre un retard préjudiciable dans la course à la compétitivité. Car comme le dit si bien le professeur américain, Edward D. Hess spécialiste de la croissance des entreprises, elles n’ont pas d’autre choix que « Learn or Die », autrement dit, apprendre en permanence ou disparaître !
Cet article a été publié dans le magazine du Centre-Inffo à l’occasion des Univerités d’Hiver 2019 de la Formation Professionnelle (UHFP 2019). Il a servi de support au learning lab que nous avons animé à cette occasion “Hackons la formation”.