Le blog de C-Campus

Fonction formation : et si on jouait collectif !

« Le travail individuel permet de gagner un match, mais c’est l’esprit d’équipe et l’intelligence collective qui permet de gagner la coupe du monde » disait Aimée Jacquet, entraîneur des bleus, vainqueurs de la coupe du monde 1998.

Depuis, le film culte « les yeux dans les bleus » a fait office de cours de management. Que de séminaires, de conventions, de grandes messes managériales ont mis en avant cet esprit d’équipe. Combien de dirigeants, DRH, formateurs, coachs… ont mis l’accent sur la nécessité de jouer collectif en entreprise. A juste titre d’ailleurs, car rien ne se fait sans le savoir travailler ensemble.

Mais pourtant, cette orientation sur le collectif de travail semble totalement ignorée dès qu’on regarde de près nos pratiques RH-Formation. C’est davantage le collaborateur qui semble focaliser toutes les attentions.

Pour preuve de cette individualisation du management citons pêle-mêle : l’entretien annuel, l’entretien professionnel, les politiques de rémunérations individualisées, les fiches de fonction, le coaching managérial et notamment les points périodiques invididuels et les feedback, eux-aussi individuels !

La formation n’échappe pas à cette logique d’individualisation. On montait hier des plans de formation, on monte aujourd’hui des plans de développement des compétences, mais ils restent toujours individuels. Un responsable de formation en entreprise gère des formations inter ou intra entreprises mais rarement des plans d’accompagnement d’équipes constituées. Tout est tourné sur le collaborateur pris isolément, comme si la compétence n’était qu’une question de personne !

Compétences individuelles et collectives sont intimement liées

Il n’est pas de compétence individuelle sans compétence collective en entreprise. Tout collaborateur détient un capital compétence qui lui est propre, mais ses compétences ne valent rien si elles ne sont pas mises en synergies au sein des collectifs de travail (équipe, relation client-fournisseur internes comme externes). On pourrait dire en paraphrasant Philippe Carré, qu’un collaborateur travaille toujours seul, mais jamais sans les autres, ou comme le dit Guy Le Boterf, « il ne peut y avoir de compétences individuelles sans compétences collectives » Construire les compétences collectives p.29

Pour être compétent, nous avons besoin du concours de nos pairs, de notre manager, et plus largement de notre environnement. Trois conditions sont à réunir pour « qu’une personne agisse en professionnel compétent ».

1) la vision partagée. Etre compétent mais n’en faire qu’à sa tête, c’est à coup sûr aller vers l’échec collectif. C’est en partageant le même objectif, la même planification des actions, la même éthique professionnelle qu’une équipe réussie.

Une équipe de stars réussit rarement dans le sport collectif. Les égos sont également à remiser dans l’entreprise. L’essentiel est dans le projet de l’équipe et dans les représentations partagées ou du moins compatibles entre elles. « L’élaboration d’un cadrage cognitif commun est une première étape pour faire émerger une compétence collective », nous rappelle Guy Le Boterf, Construire les compétences collectives, p39

2) l’étayage. Pour réaliser sa tâche, tout collaborateur a besoin de l’appui de ses pairs. Tout professionnel s’inscrit dans un système expert qui démultiplie sa compétence individuelle. Il peut « s’étayer » (pour reprendre l’expression du psychologue Jérome. S. Brunner), c’est-à-dire prendre appui, sur la base de ce système expert en vue d’agir en professionnel compétent.

Si je souhaite réparer mon vélo, seul chez moi, coupé d’internet, mon système expert sera très limité. A l’inverse, si internet fonctionne à nouveau je peux faire appel à toutes les vidéo-tutos disponibles. Et si je suis apprenti.e dans un magasin de vélo, je peux bénéficier du conseil avisé de mon ou ma collègue, de notices techniques professionnelles ou encore d’outils très performants. L’espace apprenant qui gravite autour de moi va faire toute la différence dans ma capacité à agir avec compétence. Ma compétence ne vient pas de mon seul savoir-faire, elle est le produit à un temps T de ce que je sais faire et de ce que je sais mobiliser pour faire.

3) les automatismes. Dans une entreprise moderne, un collaborateur travaille rarement seul dans son coin. C’était le propre de l’artisan. Aujourd’hui, chacun prend sa place dans un processus de travail continu. Agir avec compétence, c’est non seulement bien faire son travail, mais également aider son environnement à bien faire lui-même son travail. C’est dans la fluidité des interactions entre acteurs que se joue la compétence collective. Dans le domaine sportif, on appelle cela les automatismes et les équipes travaillent pendant un nombre d’heures incalculables ces automatismes. Pour changer les 4 pneus d’une formule 1 en moins de 2 secondes, il ne faut pas seulement que chacun sache bien faire son job, il faut aussi que chacun fasse bien son job au moment où il faut le faire et de la manière exacte qu’il faut le faire pour que chacun de ses collègues puissent faire eux-mêmes leur boulot de façon parfaite. Travailler en entreprise s’apparente davantage à un ballet qu’à un monologue sur une scène de théâtre.

Une transformation des finalités pour les fonctions formation

Quand on pose le problème des compétences non plus de façon individuelle mais de façon collective, la question n’est plus de former au mieux chacun des collaborateurs pour qu’il maîtrise son métier, mais de créer les conditions pour que les collaborateurs partagent une vision commune, s’étayent mutuellement sur des systèmes experts performants et maîtrisent les automatismes qui permettront de fluidifier les processus de travail.

A y regarder de près, la formation individuelle, celle qui ne produit que de la compétence individuelle, n’est pas une question pour la fonction formation. C’est une question d’éducation professionnelle et par conséquent de la fonction recrutement/décrutement de l’entreprise. Quand on embauche, un nouveau collaborateur, il faut s’assurer qu’il maîtrise son métier et si ce n’est pas le cas, on le formera via un CFA ou une école professionnelle. Quand le collaborateur ne pourra plus exercer le métier qu’il a toujours exercé, soit parce qu’il a disparu, soit pour des raisons personnelles d’inaptitude, il faudra le reconvertir et par conséquent le reformer. Et cette « reformation » (« re-skilling » disent les anglosaxons), sera longue, importante et passera à nouveau le plus souvent par une école ou un organisme de formation externe.

De réforme en réforme, les fonctions formation se sont focalisées de plus en plus sur ces missions de « formation » de nouveaux entrants et de sortants. Mais aujourd’hui que les fonds de la formation sont quasi exclusivement orientés vers de la formation certifiante dans une logique consumériste (CPF) et/ou de politique d’adaptation aux crises économiques et sanitaires (Contrat d’apprentissage, CPF de transition, Transco, FNE-Formation 2021…), les missions des fonctions formations sont à ré-interroger.

De l’administration de la formation individuelle à l’accompagnement de la montée en compétence des équipes

Pendant 50 ans (on fêtera le cinquantième anniversaire de la loi dite « Delors » le 16 juillet prochain), les fonctions formation n’ont cessé de se construire autour de la question de la gestion et de la planification d’actions de formation individuelles. Qu’elles soient, présentielles, à distance avec ou sans e-learning ne changeait pas grand-chose à l’affaire. La mission première était de former des individus le mieux possible au moindre coût.

Les fonctions formations, devenues pléthoriques dans les années 1990, se sont focalisées, depuis le début des années 2000, sur l’optimisation des achats, la qualité et le retour sur investissement de chaque action, l’innovation pour plus de productivité pédagogique… Tout cela n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. Car à quoi cela sert-il de savoir si Pierre, Paul, Jacques est bien formé si les mêmes Pierre, Paul, Jacques ne sont pas capables de travailler ensemble, n’ont pas les bons automatismes et ne partagent pas les mêmes valeurs. Tous les mantras de la formation (ROI de l’action de formation, Digitalisation, optimisation des co-financements publics…), gardent leur sens pour des CFA ou des écoles professionnelles mais n’en ont plus guère pour une fonction formation moderne.

La mission première de la fonction formation d’aujourd’hui est d’accompagner la montée en compétences des collectifs de travail. C’est en se rapprochant du terrain, en étant l’interlocuteur avisé de chaque manager qu’elle apporte toute sa valeur. C’est en les aidant à monter des dispositifs d’apprentissage en situation de travail et en généralisant des comportements et attitudes d’apprentissages permanents au sein même des équipes qu’elle devient réellement utile.

Une fonction de formation sans budget… mais avec des moyens et du pouvoir

Devenues gestionnaires au fil du temps, les fonctions formation ont récupéré les budgets formation des managers. Pour optimiser, il fallait centraliser ! Mais centraliser, c’est aussi déresponsabiliser. Elles sont devenues trop souvent les censeurs des besoins en formation des collaborateurs et managers.

Aujourd’hui, elles doivent redonner ce qu’elles ont mis trente ans à conquérir. Le budget formation n’est plus l’enjeu. Avec le CPF et une formation de plus en plus digitalisée et expériencielle (AFEST, mentorat, tutorat…), la fonction formation n’a plus à gérer le budget de formation des entités. C’est à chaque manager en fonction de ses priorités de piloter le budget formation de son équipe et à chaque collaborateur grâce au CPF et, à un abondement et un accompagnement de l’entreprise, de gérer son capital formation.

Libéré ainsi de la gestion administrative de la formation, la fonction formation va pouvoir retrouver du temps et de l’énergie pour s’occuper des vrais sujets : le conseil, l’accompagnement, la facilitation dans le domaine des apprentissages collectifs.

Ne pas avoir de budget, ne veut pas dire ne pas avoir de moyens. La fonction formation doit être dotée de ressources humaines, technologiques, pédagogiques et d’espaces physiques de qualité.

  • Humaines : elle a une équipe de consultants internes capables d’accompagner les managers et les équipes (cf. partie suivante).
  • Technologiques : elle met en oeuvre une ou des plateformes de digital learning (outils auteurs, diffusion de contenus, animation de communautés, etc.) et des solutions fiables et performantes de distancialisation de la formation (classes virtuelles, webinaires…)
  • Contenus pédagogiques : contenus digitalisés, jeux, publications (en « print » et pas seulement en digital), etc.
  • Espaces pédagogiques : lieux accueillants et innovants favorisant l’apprentissage (« corners pédagogiques » au sein même des espaces de travail, université internes en murs ou hors les murs, etc.).

Tout ceci nécessite des investissements et des coûts d’exploitation qu’il vaudrait mieux penser sous forme de dotation que de budgets à optimiser. Car, passer les coûts de formation à la moulinette de la logique de la concurrence finit toujours par la fermeture des activités de formation internes.

Les plus beaux appareils de formation ont toujours été voulus et portés par des grands patrons visionnaires qui croyaient dans la formation pour ce qu’elle pouvait apporter en termes d’apprentissage mais aussi d’effets secondaires pour la culture et l’image de l’entreprise. Quelques figures historiques dans ce domaine en sont la preuve : Antoine Riboud chez Danone, Gérard Mulliez chez Auchan, Henri Proglio chez Veolia, Francis Mer chez Usinor Sacilor… Quand la formation n’est plus portée, soutenue, sponsorisée, elle devient accessoire et tombe sous le couperet de la logique, pour ne pas dire l’idéologie, gestionnaire. Elle doit faire en permanence la preuve de son utilité. Mais elle ne rapporte pas d’argent à court terme, comme une fonction commerciale, ou elle n’évite que trop peu les risques, comme une fonction sécurité ou qualité, (c’est pour cela qu’in fine, il ne reste plus que les formations obligatoires dans les plans de formation des “entreprises gestionnaires”).

Sa valeur ajoutée se situe à moyen long terme, dans l’immatériel et le qualitatif beaucoup plus que dans le quantitatif et le matériel. Alors, ses arguments sont faibles face à un DAF qui n’a souvent comme horizon plus lointain que les résultats au trimestre.

La pire des évolutions qui a eu cours ces 20 dernières années est le passage systématique de la fonction formation sous la fonction RH. Elle est devenue un budget à gérer par des DRH qui pensaient avoir d’autres chats bien plus importants à fouetter (les relations sociales, le recrutement-décrutement et aujourd’hui la sécurité sanitaire). Si on veut redonner toute sa valeur à la fonction formation, cela commence par la repositionner dans l’entreprise au niveau de la direction générale pour les compétences transverses et au niveau des grandes directions métiers pour les compétences métiers (production, commercial, etc.), comme cela était le cas dans les années 1970 / 1980.

De nouvelles compétences pour les professionnels de la formation

La fin d’une fonction formation gestionnaire et le retour* à une fonction formation créatrice de valeur sociale, identitaire, économique et écologique nécessite la mise en œuvre de nouvelles compétences collectives au sein même de la fonction formation.

Savoir accompagner des managers et des collaborateurs au coeur de leur organisation du travail, mettre en place des dispositifs d’AFEST collective, détecter des experts capables de transmettre et d’accompagner, développer, chez chacun et tous, des pratiques d’analyse réflexives… n’a pas grand-chose à voir avec recueillir des plans de formation, les valider, acheter des prestations externes, contrôler leur qualité, faire des reporting formation, etc. Dans le premier cas, cela relève de la pédagogie et de l’accompagnement individuel et collectif, dans le second de l’administration et la gestion.

Les équipes formation sont invitées à repenser leur métier et à se professionnaliser pour se rapprocher du terrain et jouer le rôle de consultant interne. Elles y gagneront en intérêt dans leur travail et valorisation de leur métier. Mais la marche reste haute pour certaines fonction formation. Elles y parviendront pour une part par de la formation externe, mais surtout par un projet collectif de montée en compétences. Bref, c’est en s’appliquant à elles-mêmes ce qu’elles préconiseront aux managers qu’elles se transformeront. Espérons que pour une fois, les cordonniers ne soient pas les moins bien chaussés.

Notes

(*) Nous parlons de « retour » car à y regarder de près la fonction formation a émergé dans les grandes entreprises dans les années 1950/1960 et s’est développée avec la loi de 1971 au moment des grandes transformations organisationnelles, conséquences de la révolution informatique et qualité. Dans les années 1980, la formation était pensée comme un vecteur de changement de culture d’entreprise et de transformation des modèles d’organisation (cf. les travaux du sociologue du travail Renaud Sainsaulieu : « l’effet formation en entreprise » et « l’identité au travail »). Dans les années 1990, le modèle des universités d’entreprise importé des grands groupes industriels et de services Nord américain s’est largement diffusé en Europe, et également en France, mais de façon moins importante. Les années 2000, ont malheureusement eu raison de ces « Trentes glorieuses » de la formation, sous l’impulsion à la fois de la logique gestionnaire et du développement des politiques de co-financements de la formation (avec le DIF et les périodes de professionnalisation, dès 2004).
Marc Dennery

Marc Dennery

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