Les modèles mentaux et l’apprentissage en double boucle sont deux concepts clés de l’organisation apprenante. Nous les devons respectivement à deux auteurs de références américains : Peter Senge qui a publié en 1991 le livre incontournable sur l’organisation apprenante (« La cinquième discipline ») et Chris Argyris dont les travaux sur le changement organisationnel font autorité dans le monde de la recherche en management depuis des décennies.
Qu’est-ce que les modèles mentaux ?
Les modèles mentaux, selon Peter Senge, sont « des postulats, des généralisations, des représentations ou des images profondément enracinées qui influencent notre compréhension du monde et nos actes ». Ils agissent comme des guides dans l’action. Ils nous facilitent la vie en nous permettant d’agir vite et de façon cohérente avec nos valeurs et nos croyances profondes, et en même temps nous cantonnent à répéter souvent les mêmes attitudes et les mêmes comportements.
Les modèles mentaux interviennent comme des petites voies internes. Ils peuvent s’exprimer à travers des conduites mais sont en fait des croyances que l’on a sur ce qu’il faut faire pour réussir une tâche. Pour un manager par exemple, c’est « être convaincu qu’il faut faire preuve d’autorité et de respectabilité pour être suivi par ses collaborateurs » ou au contraire « être persuadé que le succès de l’équipe provient du climat social que l’on est capable d’instaurer ».
Chacun de nous a ses propres modèles mentaux. Ils dépendent de notre histoire personnelle. Ils sont le fruit de nos expériences. Ils sont si bien intériorisés que l’on a du mal à les reconnaître. Ce sont des « allant de soi ». Ils sont en nous quasiment à l’état d’inconscience. Pour les découvrir, il est nécessaire de se questionner ou d’être questionné. C’est en procédant à une verbalisation sur ses conduites que l’on arrive le mieux à les mettre en évidence.
Si chacun de nous a ses modèles mentaux, les organisations aussi ont les leurs. Et elles les transmettent à leurs membres. Si bien que dans une même famille, un même service, une même entreprise on retrouve des personnes qui partagent les mêmes modèles mentaux. Et ces modèles mentaux à l’échelle d’une organisation peuvent être limitants ou au contraire facilitants pour réussir.
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L’apprentissage en double boucle pour réinterroger nos modèles mentaux
Chris Argyris, spécialiste de l’apprentissage organisationnel a lui aussi travaillé sur les modèles mentaux. Depuis très longtemps et même avant que Peter Senge en face une de ses 5 célèbres disciplines de l’organisation apprenante. Selon Chris Argyris, les organisations qui ne réinterrogent pas leurs modèles mentaux ne sont pas capables d’apprendre et de s’adapter à leur environnement. L’échec des transformations et réorganisations s’expliquerait du fait que les modèles mentaux particulièrement ancrés viennent contre carrer les meilleures stratégies de changement organisationnels.
Découvrir les modèles mentaux d’une organisation, les expliciter et les remettre en cause sont un préalable à l’acceptation des réorganisations menées. Et on ne peut parler alors « d’organisation apprenante » que lorsque l’entreprise est capable de remettre en cause en permanence ses modèles mentaux.
Mais comment une organisation peut-elle analyser et réinterroger ses modèles mentaux ? Pour répondre à cette question Chris Argyris a étudié comment les collectifs de travail faisaient face aux problèmes auxquels ils étaient confrontés. Il a distingué dans un premier temps deux façons de faire qu’il a qualifié d’apprentissage en simple et double boucle.
- L’apprentissage en simple boucle consiste, face à un problème, à le traiter en l’analysant puis en donnant une réponse en utilisant des règles, des méthodes, des principes d’actions, autrement dit des modèles mentaux connus et déjà établis. La décision qui en découle permet le plus souvent de régler le problème immédiatement sans pour autant transformer l’environnement de la situation et les façons de faire et de voir de ses intervenants. Chris Argyris donne l’exemple d’un thermostat qui allume automatiquement le chauffage lorsque la température d’une pièce descend en dessous de 20 °C pour présenter de façon caricaturale ce type d’apprentissage en simple boucle.
- L’apprentissage en double boucle, a contrario, conduit le collectif de travail face à un même problème à non plus appliquer une méthode ou des principes d’action connus mais à réfléchir sur les méthodes et principes d’action que l’on a à notre disposition et si besoin à en trouver d’autres plus pertinents pour trouver des solutions mieux adaptées. Ce travail réflexif amène le collectif de travail à remettre en cause ses modèles mentaux et en trouver d’autres mieux adaptés. Chris Argyris illustre cette façon de faire par l’exemple du thermostat qui aurait la capacité de se demander « pourquoi suis-je réglé sur 20°C ? Ne peut-on changer cette règle de couper le chauffage dès le dépassement des 20°C par une autre ou d’autres règles qui permettrait de faire des économies d’énergie plus efficacement ? Par exemple par la détection de la présence ou de l’absence de personnes dans la pièce, de fenêtres ouvertes ou fermées, etc. »
L’apprentissage en double boucle, en s’interrogeant non plus seulement sur ce qu’il faut faire in situ, mais sur nos cadres de références dans l’action, c’est-à-dire nos modèles mentaux, conduit à des apprentissages beaucoup plus profonds et plus efficaces. Il nous permet de réfléchir comme disent les anglosaxons « out of the box ».
Cette distinction, apprentissage en simple ou double boucle, découverte par Chris Argyris au niveau de l’entreprise et des collectifs de travail est facilement transposable au professionnel en situation de travail. Seul face à un problème, nous procédons de façon identique à celle d’un groupe. Soit nous appliquons nos façons de faire habituelles guidés par nos modèles mentaux bien ancrés, soit le problème nous amène à réinterroger nos façons de voir et nous inventons de nouveaux principes d’action pour résoudre le problème. Et une fois résolu, nous les capitalisons (c’est ce que l’on appelle couramment « le fruit de l’expérience ») sous la forme de nouveaux principes d’action, cadre de référence ou autrement dit « modèles mentaux ».
Chris Argyris en deuxième partie de sa carrière a travaillé avec le grand spécialiste de la réflexité Donald A. Schön (cf. son ouvrage de référence : « le praticien réflexif »). A partir de leurs travaux, un troisième type d’apprentissage a été mis en évidence qu’ils ont qualifié d’apprentissage en triple boucle. C’est l’apprentissage qui permet à une personne ou une organisation ou encore une machine à apprendre à partir de ses façons d’apprendre et de tirer les leçons de ses expériences. C’est la capacité de metacognition chère aux spécialistes de l’apprenance. L’apprenant ou le collectif de travail est capable d’analyser comment il intervient dans de multiples situations et d’en tirer les leçons pour mettre en place des stratégies d’apprentissage plus pertinentes en situation de travail.
Quels enseignements en tirer pour le monde de la formation et les formateurs ?
Savoir que nos conduites sont guidées par des modèles mentaux et que ces modèles mentaux peuvent être / doivent être réinterrogés en permanence pour faire face à la complexité des situations n’est pas sans conséquence sur le métier de formateur. Cela interroge nos propres modèles mentaux de formateurs ou de responsables L&D. Pour ouvrir le débat nous vous proposons trois pistes de réflexion sur le métier de formateur :
Dépasser la logique adéquationniste des politiques de formation
Former une personne à acquérir de simples « gestes professionnels », c’est-à-dire à traiter les situations de travail qui se présentent à elle ici et maintenant n’a pas beaucoup de sens dans un monde où les environnements de travail évoluent en permanence. Il est préférable de travailler sur les cadres d’actions et donc ses modèles mentaux. Et par conséquent, les formations hyperprofessionnalisantes et adéquationnistes n’ont que très peu de valeur dans un monde de plus en plus VUCA. Or, malheureusement c’est le chemin qui est pris aujourd’hui par les pouvoirs publics aussi bien dans la logique de découpage par blocs de compétences des certifications que par les principes de cofinancement des formations.
Passer à une approche collective des compétences
Former des personnes prises séparément plutôt que de travailler sur des collectifs de travail et les amener à réfléchir sur leurs modes de fonctionnement et leurs modèles mentaux n’est pas non plus la meilleure des stratégies de formation. Or, c’est encore celle qui s’applique le plus en entreprise. Heureusement, certaines entreprises, grâce à l’AFEST sont amenées à repenser leurs pratiques de formation et à développer des rituels de formation au sein même des équipes.Elles posent ainsi la question du développement des compétences en entreprise non plus en terme d’individualité mais de collectif. Ce qui compte c’est la coopération et la complémentarité des compétences au sein de l’équipe plutôt que l’excellence individuelle des collaborateurs. Les équipes sportives connaissent bien le sujet, les managers des entreprises et DRH devraient s’en inspirer plutôt que d’individualiser à outrance la gestion du personnel.
Dépasser les “apprentissages TEFAL”
Transmettre des savoirs peut être très utile pour élargir les façons de voir et donc réinterroger ses modèles mentaux, mais il n’y a d’apprentissage profond que lorsque l’apprenant est capable de changer ses cadres d’action. Attention ! aux « apprentissages TEFAL » où la connaissance glisse chez les apprenants sans prendre prise. Transmettre n’est donc qu’une première étape, le formateur doit être capable d’amener ses apprenants à s’interroger sur leurs pratiques grâce à ces nouvelles connaissances. Cette « réflexion sur soi » est au fondement d’un travail de qualité lors de séquences d’analyse réflexive. C’est ce qui est demandé dans le cadre du décret sur l’AFEST. Mais combien de tuteurs et formateurs sont capables de réaliser ce type de questionnement réflexif ? C’est selon nous l’apport essentiel des formations de référent et accompagnateur AFEST.