L’esprit du temps dans le Landernau de la formation professionnelle met à l’honneur le design (architecture / ingénierie) et l’autonomie de l’apprenant (auto-détermination / autoformation / autoévaluation) comme étant les deux mamelles de la réussite de toute entreprise de formation. Comme s’il s’agissait de deux ingrédients complémentaires, nécessaires à la réussite d’un bon plat, à utiliser sans modération. Mais sont-ils réellement complémentaires et jusqu’à quel point ? Ne ne seraient-ils pas plutôt antagonistes ? Dans ce cas, la réussite d’une entreprise de formation résiderait dans sa capacité à concilier au mieux ces éléments ennemis, comme rapprocher au plus près les faces positives de deux aimants, créant ainsi un écosystème apprenant pertinent.
L’esprit du temps : la création d’écosystèmes apprenants
Ce zeitgeist ou “esprit du temps” de la formation me téléporte au tout début des années 90. A l’époque, j’étais un jeune padawan de la conception pédagogique, et j’avais le grand honneur de travailler avec Lilianne Volery et Pierre Rieben sur la thématique de l’Enseigner et l’Apprendre à la Chaire de formation des Adultes du Conservatoire National des Arts et Métiers. Je me rends compte aujourd’hui, avec le recul, de l’avance incroyable de leur réflexion de l’époque sur ce domaine.
Évoquer la Chaire de formation des Adultes du CNAM me permet également de rendre hommage au brillant et charismatique Pierre Caspar, dont j’ai récemment appris le décès. J’ai eu la chance et le plaisir de travailler avec lui pendant deux ans à la médiatisation – aujourd’hui on dirait la digitalisation – de son fameux cours sur l’Ingénierie de la formation. Il m’a beaucoup appris.
Retour à la réflexion sur l’Enseigner et l’Apprendre – qui semble au passage beaucoup plus riche et féconde que celle du présentiel versus distanciel.
Les Anglais ont deux termes réellement distincts pour désigner les deux notions : teach et learn. En français, si le mot enseigner est équivalent à teach, le mot apprendre est plus ambivalent puisqu’il englobe les deux notions : apprendre – « j’apprends quelque chose » – et enseigner – « j’apprends quelque chose à quelqu’un ». Dans mon propos, je ne retiendrai que la première définition du mot apprendre.
Bien définir le périmètre des deux mots permet de distinguer les activités du formateur (au sens large) d’une part et celles de l’apprenant d’autre part.
Dans le domaine de l’enseigner, il s’agit d’organiser des cursus et des parcours de formations, d’élaborer des séquences pédagogiques, de structurer des contenus, de produire des ressources, de créer des dispositifs d’évaluation et de contrôle… Ici, toute l’attention est portée sur le dispositif.
Dans le domaine de l’apprendre, il s’agit d’identifier son objectif, d’organiser son propre cursus ou parcours, de lire, de s’entraîner, de conduire un projet, d’analyser sa pratique, de s’auto-évaluer, d’essayer, de faire des recherches et d’enquêter, de produire et formaliser des savoirs, de s’approprier et de recréer, de communiquer et de partager, voire d’enseigner… Là, toute l’énergie est portée sur l’apprenance et l’acquisition de compétences.
Comment ces deux dynamiques vont-elles entrer en synergie pour créer un écosystème apprenant pertinent ?
Rapprocher les intentions des concepteurs des perspectives des utilisateurs
Jouons avec l’idée dans d’autres contextes pour tenter d’identifier certains écueils ou certains leviers.
Ne vous est-il jamais arrivé de vous investir dans un projet qui vous tenait à cœur, par exemple la préparation d’une fête (c’était dans les temps anciens). Vous avez tout prévu. Décoration, fleurs, éclairages, couverts, mets, vin, musique… Chaque détail à fait de votre part l’objet d’une attention particulière et d’un soin méticuleux. Vous êtes satisfait : la fête sera une réussite. Les convives arrivent et là, quand tout ne devait être que joie et bonne humeur, l’ambiance ne monte pas, les gens s’ennuient, certains partent tôt, d’autre restent sans trop savoir pourquoi, d’autres encore maugréent et critiquent vos choix… De votre côté, vous ressentez désarroi et injustice, vous éprouvez même de la colère contre ces amis ingrats qui n’ont pas su reconnaître vos efforts à leur juste valeur.
Trois mois plus tard, toute la rancœur est oubliée, vous décidez de faire une nouvelle fête (entre deux confinements). Mais cette fois, vous avez retenu la leçon. Vous ne préparez rien et donnez la consigne à chacun de venir quand bon lui semble à partir d’une certaine heure avec un plat de sa préparation et une boisson de son choix. Vous êtes satisfait : la fête sera une réussite. Mais là-encore, l’ambiance n’est pas au rendez-vous. Les invités se succèdent sans trop se croiser, les desserts arrivent avant les entrées, on se noie dans le rosé alors qu’on espérait des bulles… Bref, c’est un peu la pagaille et certains critiquent à mi-mots le manque d’organisation.
Ce sont des phénomènes que vous avez certainement constatés dans de multiples contextes professionnels mais aussi associatifs et familiaux.
Ce sont également des notions abordées dans tous les champs de recherche comme en psychologie ou en sociologie. Pour exemple, cet extrait de l’Acteur et le Système de Crozier/Friedberg : “L’acteur n’existe pas au-dehors du système qui définit la liberté qui est sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer”.
Appliqué à la problématique de l’enseigner et de l’apprendre, cela frappe comme une évidence.
Plus le design du dispositif sera prégnant, moins il laissera d’espace de liberté aux apprenants, plus ces derniers devront faire des efforts pour se l’approprier, plus l’acte d’apprendre sera difficile et limité.
Il n’est qu’à observer les usages en cours en formation initiale. L’enfant, depuis son plus jeune âge, ne doit-il pas admettre que le savoir soit découpé en disciplines, elles-mêmes composées d’objets d’études sélectionnés, dimensionnés et disposés dans un ordre précis inscrit dans un programme draconien ? Ne doit-il pas rapidement s’adapter, à défaut de les comprendre, aux critères, aux formats et aux modalités de comptage des évaluations qu’on fait de lui ? Ne doit-il pas se soumettre à l’idée que l’acquisition des savoirs prenne la forme d’un travail à plein temps, le plus souvent assis à noter les précieuses notions dispensées par ses professeurs ? Ne doit-il pas finalement accepter de faire passer ses émotions derrière la raison et la logique ?
Il n’est pas ici dans mon propos de critiquer l’efficacité de ce dispositif mais d’en souligner le manque d’efficience. L’enfant devra faire tant d’efforts pour acquérir une somme infime de savoirs.
A contrario, si le design est absent, la réussite du dispositif ne sera plus portée que par la compétence des apprenants à déterminer, piloter, donner du sens à leur apprentissage. À ce moment-là n’ont-ils pas déjà appris l’essentiel ? Finalement, ont-ils vraiment besoin d’un dispositif ?
En revanche, si cette compétence est absente, il résultera du vide, de la banalité, de l’abandon, de la désorientation, du découragement, de la morosité…
Pour exemple, on ne compte plus le nombre de forums de discussion qui ont été ouverts en open bar pour inciter les membres d’une communauté à échanger leurs savoirs et qui se sont retrouvés vides où investis de propos disparates.
D’autres domaines nous donnent des illustrations de ces phénomènes.
L’architecture, par exemple. Combien d’année de conditionnement culturel nous a-t-il fallu pour admettre comme une évidence que notre habitât devait être composé de chambres, salon, salle à manger, salle de bain… ? Dans le contexte du télétravail actuel, ne voyons-nous pas à quel point ces territoires bornés perdent leur substance et donnent lieu, pour leurs occupants, à des négociations sans fin. Peu nombreux sont les architectes qui réfléchissent à des espaces de vie à géométrie, dimensions, utilisations variables en fonction des activités de leurs occupants. Clin d’oeil à l’entre-pièce portée par mes amis de Lemérou Architecture.
Autre exemple : le design des interfaces homme-machine, c’est-à-dire les dispositifs qui permettent aux humains d’interagir avec des machines.
Début des années 80, quand j’utilise mon premier ordinateur, il me faut saisir du code pour copier une chaîne de caractères. L’époque marquait la fin de la toute-puissance de la logique de l’ingénierie informatique face à l’utilisateur. Ce dernier devait faire un effort substantiel pour pourvoir utiliser le dispositif et finalement produire un résultat qui serait considéré aujourd’hui comme insignifiant. L’informaticien, de son côté, se préoccupait avant tout de développer son dispositif, pas de l’utilisateur.
Puis, j’ai vu arriver les premiers Macintoshs, le web, les terminaux mobiles. Dans cette dynamique, les interfaces uniquement façonnées par la logique de la programmation du code ont rapidement disparu, remplacées par des interfaces structurées en fonction de visions esthétiques et de principes ergonomiques appliqués au domaine du logiciel. Ici, une logique experte de conception, orientée vers un utilisateur supposé et souvent fantasmé, en a remplacé une autre, orientée vers le code.
Cette nouvelle logique experte de design des interfaces a terriblement simplifié les interactions homme-machine, mais elle a également figé et standardisé la façon même de considérer les interfaces et le rôle des acteurs dans leur conception, tuant dans l’œuf la plupart des perspectives d’exploration d’autres pistes, notamment celles qui permettraient aux utilisateurs de coconstruire l’interface à partir de leurs préoccupations. Certes, quelques tentatives existent, notamment dans le domaine du logiciel libre, mais elles restent très marginales. Un des meilleurs exemples de ce qu’aurait pu devenir une interface coconstruite reste pour moi HyperCard et son langage Hypertalk créé par Bill Atkinson en 1987. Hypercard était une forme de boite à outil hybride et protéiforme qui permettait à l’utilisateur de combiner base de données, hypertexte, multimédia… l’ensemble bénéficiant d’un accès simplissime, pour l’époque.
Toutefois, force est de constater que depuis quelques années, le design d’interface progresse dans la prise en compte de l’utilisateur grâce à l’Ux ou User eXperience, en français expérience utilisateur. Un ensemble d’approches qui a pour point commun d’envisager l’utilisateur de façon holistique, de placer ce dernier au centre du design et de s’appuyer sur les méthodes agiles pour rapprocher intentions du concepteur et perspectives utilisateurs. Mais une fois le dispositif réalisé et commercialisé, ce dernier ne permet toujours pas à l’utilisateur de transformer l’expérience proposée à partir de ses propres input. Il est probable que l’intelligence artificielle généralise cela dans un avenir proche mais avec d’autres limites et d’autres risques, notamment celui de s’opérer de façon opaque pour l’utilisateur.
Vers un nouveau pattern…
Ce petit détour rapide dans d’autres domaines que celui de la formation a pour objet d’illustrer d’une manière très succincte les problématiques en œuvre pour concilier les logiques du concepteur et celles de l’utilisateur.
Toute proportion gardée, le domaine de la formation accompagne les tendances des design d’interfaces évoquées plus haut. Quand nous réalisons le design d’un objet digital pour apprendre (e-learning, video learning…), ne sommes-nous pas en train de concevoir des learning interfaces (Li) ? Et lorsque nous bâtissons certains parcours multimodaux de formation, n’est-il pas question de prendre en considération l’ensemble de l’expérience d’apprentissage de l’apprenant (Learning eXperience – Lx) pour créer des environnements d’apprentissages pertinents ?
Mais un écosystème apprenant ne peut se réduire au design d’un environnement d’apprentissage. D’un point de vue écologique, un écosystème est un système naturel dynamique formé par la coévolution entre un milieu (biotope) et les espèces qui y vivent (biocénose).
Cette définition est inspirante mais interroge l’appropriation du mot dans un contexte apprenant.
Le terme “naturel” tout d’abord interroge sur la possibilité même de créer un écosystème. Même si on se limite à la définition par extension de l’écosystème qui devient ainsi métaphorique, par exemple l’écosystème de la mode, on ne désigne pas le déploiement d’un design mais plutôt un construit social imprévisible.
Ici, un de mes hobbies, l’agro écologie, m’apporte quelques réponses réconfortantes. En m’inspirant des écosystèmes naturels, j’ai pu créer des écosystèmes répondant à des finalités énoncées, par exemple une butte auto-fertile.
Que retenir de cette analogie ? La création d’un écosystème prend du temps, impose le respect et la bienveillance envers ses composants, nécessite l’abandon de l’idée de maîtrise (lâcher prise) au profit de la mise en œuvre d’itérations successives. Et surtout, la prise de conscience que le concepteur fait partie de l’écosystème et qu’il ne le construit pas en extériorité est la condition impérative de réussite.
C’est à ce niveau que le terme “coévolution” prend toute sa mesure. À l’inverse de tout dispositif expert, dans lesquels concepteur et utilisateurs ne suivent pas les mêmes objectifs et souvent ne travaillent pas dans les même temporalités, l’écosystème unit les acteurs dans un dispositif commun pour agir ensemble afin d’atteindre un climax, c’est-à-dire un équilibre dynamique final stabilisé.
Ainsi nous pourrions imaginer un écosystème apprenant non plus composé de formateurs et d’apprenants, d’eux et de nous, mais constitués d’acteurs enseignants-apprenants, nous pourrions, par exemple les appeler des EN(seignants) / (ap)PRENANT actifs, des EN-TRE-PRENANTS (actif, agissant, audacieux, aventureux, décidé, déterminé, dynamique, hardi, industrieux, proactif, téméraire) qui vont interagir, investis de différentes missions, en vue de produire les connaissances, compétences, actions nécessaires à l’atteinte du climax de l’écosystème.
Si l’idée est séduisante sur le papier, elle n’en n’est pas moins du domaine de l’utopie. Pour autant, la perspective est loin d’être farfelue et a le mérite de réinterroger des routines poussiéreuses de la conception de formation ou de la conception pédagogique.
Comment dès lors mettre en œuvre l’idée d’un écosystème apprenant de façon pragmatique ? Quelques éléments de réponse :
- S’accorder sur le périmètre du système, ou au moins sur un périmètre initial. Ce périmètre doit obligatoirement inclure tout ou partie de l’organisation pour favoriser les itérations immédiates entre formation et action, mais également prévoir des learning lab et autres bacs à sable pour simuler, prototyper et limiter certains risques.
- Engager des “Entreprenants” volontaires dans le dispositif (on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, aurait dit ma grand-mère) et valoriser ce rôle dans les objectifs annuels des acteurs.
- Distribuer les mêmes droits et devoirs d’enseigner et d’apprendre à tous les acteurs du dispositif (si un nouvel acteur veut participer, il doit obligatoirement devenir coopérateur et non simple observateur).
- Formaliser des règles de bienveillance, de secours et de respect de tous les acteurs entre eux mais aussi vis à vis de leur biotope.
- Créer des dispositifs de communication et de production en cohérence.
- Quitter les démarches projets prédictives au profit d’un design sprint dont les sprint masters seraient tour à tour les différents entreprenants.
Dans ce contexte, le design est-il soluble dans un écosystème apprenant ? Oui, certainement, mais comme un moteur coopératif et non comme la projection d’une vision économico-marketingo-fonctionnelle à l’instar, par exemple, d’un parc d’attraction.