Le père du fameux modèle d’évaluation en entreprise en 4 niveaux vient de disparaître. Les experts du monde de la formation lui ont rendu hommage, à juste titre. Sans remettre en cause les apports de ce modèle (simplicité, effet mobilisateur des acteurs de la formation…), reconnaissons qu’il n’épuise pas le sujet de l’évaluation en entreprise. Voici, résumé les 3 limites de ce modèle.
Limite n°1 : Le modèle est focalisé sur l’action de formation et les apprenants
Première limite, le modèle de Kirkpatrick ne couvre pas tout le champ de l’évaluation de la formation en entreprise. Cela n’est pas en soi un problème, il peut être complété par d’autres approches. Mais cela peut le devenir quand certaines entreprises le prennent pour modèle unique.
Le modèle de Kirkpatrick est focalisé sur l’action de formation et l’apprenant. Il ne prend en compte ni l’action au sein du projet plus global de formation, ni le système de formation qui la produit, ni encore moins le coût de la non formation.
Toute action de formation est aujourd’hui gérée comme un projet. Et comme tout projet, un projet de formation peut être lui-même évalué en terme de coûts, de délais et de qualité. Le modèle de kirkpatrick reste assez muet sur cette approche par projet de la formation. Certes, il prend en compte la question de la qualité via son niveau I (“réaction“) mais il n’intègre pas les dernières évolutions issues du marketing de la relation client tel que le Net Promoter Score ou NPS). Grâce à Jack Philips, il permet de prendre en compte aujourd’hui les coûts de formation (le fameux R.O.I, cinquième niveau du modèle) mais il ne traite pas directement des délais. Or, on sait aujourd’hui que la synchronisation de la formation avec les besoins en compétences est essentiel (cf. la démarche “Time to competence“ de Michelin).
Si le modèle de Kirkpatrick prend en compte aujourd’hui les coûts des actions de formation, en revanche, il ne donne aucune indication sur les coûts de la non formation. On sait combien coûte une formation, mais sait-on ce que coûte l’incompétence ? Difficile de modéliser ce coût, mais avec la généralisation des outils de sondage, cela paraît enfin faisable. Il pourrait être pertinent de s’y pencher.
Enfin, le modèle de Kirkpatrick ignore totalement le système qui produit l’action de formation. Or, l’on sait depuis la généralisation des approches qualité qu’il est souvent préférable pour progresser d’agir sur le système qui produit l’action plutôt que sur l’action elle-même.
Limite n°2 : Le modèle est orienté vers une évaluation post formation
Deuxième limite du modèle de Kirkpatrick : il ne prend pas en compte les temps amont de l’évaluation. Il est orienté sur l’aval. Il mesure les réactions à chaud de la formation (niveau 1) ou les effets “à froid“ (niveau 2 à 4) mais il n’interroge pas la prescription et la réalisation de la formation. Or, l’évaluation est cruciale en amont et pendant la mise en œuvre concrète.
En amont, évaluer permet de limiter les erreurs de prescriptions. Les apprenants qui n’ont pas les pré-requis peuvent être réorientés vers des formations mieux adaptées. A l’heure de la digitalisation, l’évaluation amont permet surtout de personnaliser le parcours formatif. C’est le seul moyen de donner à chacun ce qui répond précisément à ses besoins et attentes.
Pendant la formation, c’est le moyen de s’adapter en permanence à la progression de ses apprenants. L’évaluation devient formative ou apprenante. Elle permet au formateur (ou au tuteur / référent dans des parcours blended) de s’adapter au niveau de compréhension.
Limite n°3 : Le modèle sur valorise l’évaluation d’impact sur la performance
Le modèle de Kirkpatrick est très orienté performance économique. Son échelle d’origine en 4 niveaux se termine par l’évaluation d’impact économique. Cette évaluation n’est pas à négliger, mais doit être relativisée.. Car les effets économiques, n’ont que peu d’intérêt si le coût de la formation est démesuré. Les effets économiques d’une formation doivent toujours être rapportés aux investissements consentis. Grâce à Jack Philips, comme nous l’avons vu plus haut, cette lacune du modèle est aujourd’hui corrigé.
Récemment, cette notion de R.O.I a évolué vers celle de R.O.E ou retour sur attentes (Return of expectation). L’idée est née suite à la difficulté d’évaluer objectivement les effets de la formation sur la performance. Comment peut on en effet identifier la contribution précise d’une action de formation sur une augmentation du chiffre d’affaires, une progression significative de la qualité ou encore une amélioration de la sécurité d’un lieu de travail ?
Mais ce cinquième niveau bis de Kirkpatrick n’épuise toujours pas le sujet. Trois autres niveaux pourraient venir compléter aujourd’hui le modèle.
Evaluer les effets sociaux de la formation
Cela pourrait être le 6ème niveau de l’échelle de Kirkpatrick. Par effet sociaux de la formation, on entend à la fois les effets sur l’identité professionnelle du formé et sa valeur sur le marché de l’emploi.
L’effet identitaire a été démontré, en France, par Renaud Sainsaulieu de façon théorique dès les années 1980 (“l’effet formation en entreprise“) ou encore de façon plus pragmatique par Bertrand Schwartz (“Moderniser sans exclure“). Les formations longues transforment l’image que les “adultes – apprenants“ ont d’eux-mêmes. Cet “effet identitaire“ est essentiel dans la trajectoire professionnelle et le développement des compétences (prise de confiance, sentiment d’auto efficacité, etc.).
L’effet de la formation sur le niveau d’employabilité est également un domaine à évaluer. A la suite de la réforme, le lien formation – employabilité est plus que jamais renforcé. Ne pas le mesurer serait passer à côté d’un niveau essentiel. La formation a t-elle permis d’obtenir une certification ou qualification ? A t-elle contribué à retrouver un emploi ? A t-elle, tout simplement, accru les chances de succès dans une recherche d’emploi ?
Evaluer le collectif apprenant et les effets pollinisateurs de la formation
Au delà des effets sociaux, le modèle pourrait être complété, par un niveau 7, mesurant les effets pollinisateurs de la formation. Comment la formation a t-elle pu favoriser les apprentissages collectifs au cours et à l’issue de sa réalisation ? Comment des collectifs apprenants se sont constitués ? Comment se sont-ils pérennisés à travers les réseaux sociaux ? Comment les apprenants ont-ils pu irriguer l’ensemble de l’organisation des connaissances acquises.
Les défenseurs du modèle de Kirkpatrick rétorqueront que cela est identifiable à travers le niveau III (transfert). Ce n’est pas faux, mais reconnaissons qu’il ne s’agit pas d’une dimension réellement explicite. Et cela est évidemment normal puisque le modèle a été conçu bien avant le développement des réseaux sociaux et de la pédagogie connectiviste.
Evaluer l’apprenance, est-ce un 8ème niveau ?
Enfin, ultime niveau selon nous : l’impact sur les capacité d’apprenance des apprenants eux-mêmes. Apprendre à apprendre n’est-il pas l’apport finalement le plus important d’une formation ? Passer plusieurs jours en formation blended et plus encore aujourd’hui via un MOOC développe chez l’apprenant des capacités d’auto-direction et de gestion de ses apprentissages. Cette compétence est la mère de toutes les autres puisqu’à travers elle, l’apprenant est capable de renouveler ses apprentissages de façon autonome. La mesurer permettrait d’évaluer l’effet majeur d’une formation.