Les publications sur les compétences ne manquent pas. Guy Le Boterf, Directeur de Le Boterf Conseil (France), professeur associé à l’Université de Sherbrooke (Canada) et consultant sur les questions de compétences individuelles et collectives a lui-même écrit de nombreux ouvrages sur la question. Nous l’avions déjà interviewé lors de la sortie de son livre publié en juin 2018 Construire les compétences collectives. A la même date, il publiait un autre ouvrage Développer et mettre en oeuvre la compétence. Comment investir dans les compétences et le professionnalisme portant davantage sur les compétences individuelles.
Quel est l’apport spécifique de cette nouvelle publication ? Peut-on encore dire quelque chose de nouveau sur les compétences ?
Guy Le Boterf : vous avez raison de poser cette question : non seulement l’abondance des publications est impressionnante mais les projets de développement et de gestion des compétences ne manquent pas non plus. Investir dans les compétences est une préoccupation non seulement des entreprises ; des organisations et des pouvoirs publics mais aussi des personnes cherchant à maintenir leur employabilité dans un marché du travail instable et difficile.
Alors en effet pourquoi ce nouvel ouvrage ?
Je suis parti du constat suivant : il existe une demande croissante des clients, des patients, des usagers de pouvoir faire confiance dans la qualité des produits et des services qu’on leur propose, dans la sureté des installations industrielle, dans la sécurité des bâtiments, des moyens de transport, des prestations de santé.
Face à toutes ces demandes de confiance, on a répondu jusqu’ici par des procédures de qualité, de sécurité, de sûreté et par la mise en place de systèmes d’aides automatisés. Cela a permis de faire des progrès incontestables mais trop de procédures devient contreproductif et faire trop confiance aux aides automatisées peut entrainer de l’hypovigilance.
Au-delà des procédures et des aides automatisées (avec ou sans intelligence artificielle), en particulier dans des situations imprévues, inédites, instables, déconcertantes, il devient de plus en plus nécessaire de pouvoir faire confiance dans des professionnels compétents.
La question à traiter est donc la suivante : qu’est-ce qu’un professionnel compétent à qui on peut faire confiance ? C’est une demande de professionnalisme.
Comment, face à cette demande, répondent les approches, démarches ou projets dits « par compétences » ? La plupart du temps en établissant des listes de compétences sur le modèle de la définition de la compétence en termes de. « savoirs, savoir-faire et savoir être ». Par ailleurs il arrive que tout devient compétences et le vocabulaire est sans fin : compétences cognitives, dures, douces, culturelles, interculturelles, procédurales, fonctionnelles, psychosociales, essentielles, secondaires, en actes, génériques, comportementales, opérationnelles…
Bref, le raisonnement dominant est souvent un raisonnement en termes de listes de compétences à faire acquérir ou à développer. La question que je pose dans cet ouvrage est la suivante : est-ce que ce mode de raisonnement répond à la demande de professionnalisme qui est de pouvoir disposer de professionnels compétents ? Loin de moi l’idée qu’un professionnel compétent n’aurait pas besoin de compétences mais peut-on faire confiance à un professionnel qui se caractériserait uniquement par la possession d’une liste de compétences ?
En d’autres termes ! être compétent se réduit-il à avoir des compétences ? quelle différence entre « être compétent » et « avoir des compétences » ? Ce sont ces constats et ces questions qui m’ont conduit à concevoir cet ouvrage comme une réponse à la demande de professionnalisme.
Cela n’exclut pas le recours aux compétences. Tous les projets actuels d’investissement dans les compétences, l’anticipation des besoins de compétences, la Réforme de la formation professionnelle orientée vers l’acquisition, le développement et la transférabilité des compétences, la mise en place de certifications des compétences acquises sont absolument nécessaires, indispensables. Mais, pour répondre à la demande de professionnalisme, elles sont insuffisantes.
De mon point de vue ; la question à traiter en priorité, du point de vue du professionnalisme, n’est pas « qu’est-ce qu’une compétence mais « qu’est-ce qu’un professionnel compétent à qui on peut faire confiance ? ».
Comment vous vous êtes pris pour répondre à cette question ?
Guy Le Boterf : mes activités de conseil en France et à l’international dans des domaines très divers (construction automobile, électricité, commerce, finances, bâtiment et travaux publics, métallurgie, mines, hôpitaux, collectivités territoriales, administration publiques, organismes de formation …) m’ont donné et me donnent l’opportunité de rencontrer une grande variété de managers de proximité et de leur poser la question «à quoi reconnaissez-vous que vos collaborateurs sont compétents et qu’on peut leur faire confiance ? ». Peu m’ont répondu en termes de compétences. La majorité a répondu en disant, sous des expressions variées, qu’ils attendaient qu’ils sachent travailler. Et c’est bien à le point faible des approches par listes de compétences : le travail en est leur point aveugle. A force de parler compétences on ne parle plus du travail. Travailler , ce n’est pas seulement mobiliser des compétences. C’est ce qui m’a conduit à chercher à comprendrele processusqu’un professionnel met en œuvre poursavoir travaillerou, en d’autres termes, lorsqu’il agit avec pertinence et compétence dans une situation de travail.
Et c’est à partir de là que vous avez créé ce que vous appelez « la définition duale de la compétence » ? Pourquoi « duale » ?
Guy Le Boterf : cette approche m’a conduit en toute rigueur à considérer que la compétence d’un professionnel se situait à la foisdans sa façon d’agir que dans les ressources qu’il mobilisait pour ce faire. Comment alors disposer une définition opérationnelle, pratique, qui tienne compte de cette double réalité. ? En m’inspirant du principe de dualitéqui guide les raisonnements en physique quantique, j’en suis arrivé à considérer qu’une compétence peut être définie soit comme un processussoit comme une ressource si on cherche à savoir ce que signifie avoir des compétences. Cette façon de définir la compétence remet au premier plan le savoir travaillerconcrétisé par les pratiques professionnellesmises en œuvre dans des situations professionnelles.
Une partie importante de mon ouvrage explique le contenu et l’usage très pratique de cette définition.
Le cadre limité de cet entretien ne nous permet pas d’entrer dans toutes les conséquences pratiques que vous abordez dans votre ouvrage mais pourriez-vous nous dire ce qu’il en est pour la formation professionnelle et continue ?
Guy le Boterf : Cela revient à répondre à la question : « qu’est-ce qu’une formation professionnalisante ? ». Pour une formation initiale elle doit préparer les apprenants à devenir des professionnels compétents et non pas seulement à leur faire acquérir des ressources nécessaires pour être compétent. En d’autres termes à apprendre le processus qui consiste à agir avec compétence en situation et non seulement à posséder des savoirs, des savoir-faire et des avoir être.
Pour la formation continue, plusieurs objectifs sont possibles. Ce peut être d’acquérir ou de développer des ressources, de les combiner et de les mobiliser situations de travail, de construire de nouvelles combinatoires de ressources, d’acquérir ou de faire évoluer ses pratiques professionnelles… A chaque fois il existe un large éventail de modalités d’apprentissage possibles et les objectifs sont toujours à relier à des pratiques à créer et mettre en œuvre.
Tout cela va dans le sens de la prose en compte d’une variété d’offres et de besoins de formation. Cela m’a conduit dans cet ouvrage, à mettre l’accent sur une ingénierie de la formation permettant de construire des parcours personnalisés de formation.
Une dernière question. Diverses voix s’élèvent pour insister sur l’importance de la culture dans le professionnalisme. Quelle place a-t-elle dans votre approche ?
Guy Le Boterf : Une place essentielle. Face à la complexité croissante des situations professionnelles, aux défis croissants de l’innovation, au développement d’une économie « servicielle » exigeant de comprendre le point de vue de clients ou de patient, au développement des approches interprofessionnelles ou interdisciplinaires, la culture est une ressource nécessaire. C’est une des raisons pour lesquelles raisonner uniquement en termes de savoirs, savoir-faire et savoir-être ne peut être suffisant…C’est aussi une autre raison pour y accorder une place de choix dans l’enseignement général et professionnel
Pour aller plus loin voir le site de Guy Le Boterf Conseil et sa bibliographie complète en langue française.