L’injonction d’efficience est la matrice de nos sociétés modernes. Il ne s’agit plus seulement d’être efficace, mais également d’être performant au moindre coût. Que ce soit dans notre vie professionnelle ou dans notre vie privée, une petite voix nous dit d’opérer le mieux possible et de la façon la plus économique, donc la plus rapide possible.
Tout ce que nous faisons doit nous prendre de moins en moins de temps, être fluide et rentables. La doxa managériale et la digitalisation tous azimuts sont à l’origine de cette évolution récente. Certains, comme Alessandro Barrico – The games, la date plus particulièrement du 9 janvier 2007 : jour de la présentation du premier iPhone par Steve jobs. Soit une quinzaine d’année. D’autres y trouvent des origines plus lointaines : autour de la fin du XXème siècle.
Peu importe. Une chose est sûre : cette logique d’efficience s’immisce dans les moindres plis de nos vies professionnelles et personnelles : la formation ne déroge pas à la règle.
C’est ainsi que nous avons vu apparaître récemment les tendances au micro learning, puis au micro doing. Sans nier l’apport de ces nouvelles modalités pédagogiques, elles restent selon nous marginales, au regard des enjeux de la formation aujourd’hui. Enjeux qui pourraient être beaucoup mieux relevés, par une tendance radicalement opposée qu’on pourrait nommer, toujours avec un anglicisme : « le slow learning ».
Micro learning : vers un apprentissage émietté et dans des environnements défavorables !
Avec le « SMART Phone » est né le Micro Learning. L’idée était séduisante : faire des capsules de connaissances de quelques minutes et y accéder à tout moment, via son téléphone portable. Des « Early adopters » s’y sont essayés dès le début des années 2010. Mais le succès fut mitigé. Car faire des capsules de savoirs très courtes est loin d’être un exercice facile pour un concepteur pédagogique. Et, le pari sur le fait que les apprenants prendraient aisément le réflexe de consulter un cours de 3 ou 4 minutes, par exemple sur comment réaliser un coffrage à béton ou conduire un entretien de délégation, était plus qu’hasardeux.
D’aucuns ont proposé de s’inspirer des séries TV pour scénariser ces fameuses capsules. Mais cela ne pouvait pas résoudre un problème bien plus profond que la simple question de la qualité de scénarisation d’une vidéo pédagogique.
La limite majeure du micro learning réside dans son principe d’organisation. Apprendre nécessite un environnement d’apprentissage favorable. Et apprendre dans les transports ou entre deux réunions, ce ne sont pas les plus propices des environnements…
Autre point, loin d’être négligeable : apprendre par séquences successives de quelques minutes nous amène à acquérir des savoirs émiettés. Or, il est bien connu que plus l’apprenant visualise la structure des connaissances à acquérir, mieux il mémorise. Car il peut relier les notions qu’il acquiert ou les habilités qu’il développe entre elles et donner ainsi du sens à son apprentissage.
Malgré ces limites, le micro learning a ses défenseurs. Et c’est justifié ! Il reste pertinent pour accompagner les formations en situation de travail. Certaines entreprises, par exemple, le combinent à des outils de réalité augmentée, pour former des techniciens à la maintenance de produits. Il est également intéressant pour mettre en place des teasers avant une formation ou plus largement des ressources pédagogiques à utiliser au cours d’une formation.
Micro doing : au secours Skinner revient !
Le micro doing est plus récent que le micro learning. Comme ce dernier, il utilise le « Smart Phone » comme outil de formation. Mais cette fois-ci, il ne s’agit plus d’acquérir des connaissances, mais carrément d’ancrer des habitudes ! L’objectif n’est plus de connaître ou comprendre quelque chose, mais directement de faire et d’ancrer le geste.
Pour créer ces habitudes, les solutions de micro learning adressent à chaque apprenant, régulièrement (certains vont jusqu’à tous les matins), des actions à réaliser. Chaque fois que l’apprenant réalise sa « to do », il reçoit des récompenses, cela va du simple « Bravo ! » sur l’appli, au gain d’un concours qui peut l’amener à gagner un joli voyage. Et si l’apprenant ne fait rien, il est rappelé à l’ordre par une succession de notifications. Ce qui l’amène généralement à développer un sentiment de culpabilité et le conduit à terme à se plier aux exigences de l’appli.
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Mais malheureusement (pour notre part nous dirions plutôt heureusement !), tous les apprenants n’entrent pas dans le jeu de cette sorte de boite de Skinner réinventée. Cela fonctionne bien pour des apprentissages simples et pour des publics joueurs et compétiteurs, mais beaucoup moins bien pour des apprentissages plus complexes, où la capacité créative de l’apprenant doit être un tant soit peu mobilisée.
Résultat des courses : les apprenants, bien plus malins que les rats de Skinner, préfèrent abandonner et ne plus ouvrir l’appli, que de faire face à ses injonctions permanentes.
En plus d’être limité pédagogiquement, le micro doing renvoie à une vision behavioriste de l’apprentissage. Sa finalité est l’efficacité, quoi qu’il en coûte en terme éthique. La liberté d’apprendre passe au second plan. Ce qui compte, c’est que les apprenants fassent ce qu’ils doivent faire. Peu importe s’ils sont conditionnés pour le faire et s’ils mobilisent finalement assez peu leurs facultés de jugement et d’autonomie pour y parvenir.
A noter : il est assez amusant de constater que bon nombre d’offreurs de solution de micro learning essaient d’expliquer à leurs clients potentiels que leur solution est le meilleur moyen de mettre en œuvre l’AFEST. C’est aller à l’opposé des principes mêmes de l’AFEST. L’AFEST, telle qu’elle est définie dans le code du travail, repose sur la réflexivité de l’apprenant, c’est-à-dire sur sa capacité à prendre du recul, à réfléchir sur ses actions et son mode de fonctionnement. Autrement dit, tout l’inverse d’une logique « Behavioriste » de l’apprentissage. L’AFEST fait appel à un véritable investissement de l’apprenant qui ne fait pas que répéter le geste qu’on lui demande de faire, mais qui engage toute sa créativité et ses capacités à s’adapter dans la situation de travail qu’il doit traiter.
Slow learning : pour un apprentissage profond et durable
Vu les enjeux actuels en matière de développement des compétences des salariés et demandeurs d’emplois, il devient salutaire d’aller à contre-courant de cette course à l’efficience en formation.
Les entreprises et le marché de l’emploi ont besoin aujourd’hui, plus encore qu’hier de salariés, et plus largement d’actifs, dotés de « compétences durables ».
Par « compétences durables », nous entendons des compétences non seulement utiles pour exercer ses missions actuelles mais également futures. Cela revient donc à permettre à chacun, grâce à la formation, de se doter de compétences utilisables ici et maintenant, mais également évolutives pour être aussi exerçables partout et demain. Pour ce faire, il faut penser la compétence comme un être vivant, capable de s’auto développer. La compétence durable est auto régénératrice.
Mais comment fait-on pour développer ces compétences durables et non plus jetables ?
Certainement pas avec des modalités pédagogiques se limitant à des apprentissages superficiels, au sens où l’entend Michelene Chi auteure du modèle ICAP (cliquez ici). Il est nécessaire d’utiliser des approches favorisant les apprentissages profonds, c’est-à-dire ceux qui conduisent les apprenants à construire leurs propres connaissances et à les confronter à leur environnement et à leurs pairs. C’est la seule condition pour que les apprenants deviennent autonomes et puissent s’adapter en permanence à l’évolution de leur environnement.
Et pour ce faire, il faut leur donner du temps, leur permettre d’expérimenter, de tâtonner, de porter un regard réflexif sur leurs pratiques, de s’interroger sur leurs croyances, valeurs et identités professionnelles (cf. notre article sur la réflexivité). Parfois même d’investiguer certaines voies qui n’aboutiront pas mais pourront permettre de découvrir au détour d’une rencontre, d’un livre ou d’un clic, une connaissance ou une expérience qui changeront radicalement sa façon de faire. Bref, tout ceci n’est pas du « fast learning » mais du « slow learning ».
Ceux qui pensent que la formation est un coût et qu’il faut l’optimiser sont décontenancés face au slow learning. Gouvernés par une logique adéquationniste (« Former pour l’emploi, le job, la tâche »), ils ne voient pas qu’il n’y a pas de sens à réduire l’acte d’apprendre à un processus parfaitement rôdé, quantifiable et mesurable. Ce n’est pas parce que je regarde 10 capsules de micro learning, que j’apprendrai mieux que mon collègue qui en aura vu 5 ou qu’un autre collègue qui n’ en aura vu aucune, mais qui aura découvert, au détour d’une lecture ou d’une expérience, l’essentiel de ce qu’il fallait apprendre !
Quand on sort de ce cadre mécaniste et productiviste de la formation, une approche « humaniste » de la formation reprend tout son sens. La formation devient le moyen d’acquérir des notions, des concepts, des connaissances, des habiletés, que l’on pourra utiliser dans le temps et qui pourront évoluer en fonction des situations que l’on rencontre.
Et pour y parvenir, il faut inviter les apprenants à prendre du temps pour apprendre. Non plus 10’ ou un quart d’heure tous les jours, mais des espaces temps bien plus conséquents où on se coupe du bruit ambiant (notification, stress, obsession de l’efficacité) et où on s’engage dans un « apprentissage lent ».
C’est, selon nous, la piste la plus fertile à investiguer pour investir dans la formation de qualité. Celle qui permet de s’enrichir intellectuellement, de se libérer, de s’émanciper. Celle qui permet aussi de ne plus former et reformer inutilement. Celle qui ne forme pas à maîtriser une tâche précise, mais une classe d’activité. Celle qui développe les capacités à apprendre en permanence car les connaissances et compétences socles sont bien posées.
A l’heure où une nouvelle réforme se profile, nous faisons le vœux que nous puissions enfin sortir de la logique « adéquationniste », qui sous le discours d’efficience, cache le plus souvent une réalité de gaspillage, pour entrer enfin dans une logique « humaniste », qui, à l’inverse, sous un discours qui peut paraître à certains seulement généreux, est en fait bien plus efficace et représente un investissement bien plus rentable à long terme à la fois pour l’apprenant lui-même et les financeurs de sa formation.