Le neurodéveloppement est le champ scientifique qui étudie comment l’Humain développe ses fonctions cognitives, de la naissance à l’âge adulte. Aujourd’hui, le modèle communément validé repose sur deux principes fondamentaux (1) :
- Nous naissons avec une “boite à outils” ou des “compétences innées” que nous développons jusqu’à environ 25 ans (ce qui ne veut pas dire que notre cerveau cesse d’évoluer ensuite, mais s’il le fait, c’est de façon bien moins importante).
- La qualité de notre développement dépend fortement de l’étayage environnemental dont nous bénéficions : relation affective avec les parents, environnement familial au sens large, scolaire et périscolaire, etc..
Ce qui est vrai pour le neurodéveloppement pourrait-il l’être pour le développement professionnel ? Nous en avons l’intuition. Et nous aimerions, dans le cadre de cet article, vous montrer en quoi repenser le développement professionnel à partir du modèle du neurodéveloppement est inspirant. Cela pourrait amener les directions des fonctions formation ou L&D des entreprises, à voir sous un jour nouveau la finalité et les modalités d’organisation de leurs fonctions.
La formation comme modèle exclusif de développement professionnel
Dans l’approche classique, aujourd’hui totalement hégémonique aussi bien au sein des entreprises (Dirigeants, DRH, service formation…) que des organisations publiques (Pôle Emploi, Région, OPCO…) ou des représentants paritaires (fédérations patronales et syndicales), la formation est le levier quasi exclusif sur lequel on se concentre, pour favoriser le développement professionnel.
Un nouveau métier apparaît : on crée un nouvelle formation ! Des reconversions d’emplois s’imposent : on met en place un plan de formation ! Des personnes sont promues : on les accompagne par des formations ciblées ! De nouvelles technologies ou politiques de management sont introduites : on passe en formation l’ensemble du personnel, pour qu’il accepte le changement et s’adapte ! Bref des milliards d’heures et d’euros sont “investies” en formation chaque année, sans que cela produise toujours, malheureusement, des résultats probants.
Tout le monde fait comme si la formation était la solution à tous les problèmes de développement professionnel alors que le constat, toujours le même, est évident :
- Au niveau des politiques publiques, on sait très bien que former sans emploi en face n’a jamais porté ses fruits. Car les compétences ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas !
- Du côté des entreprises, on fait le constat quotidien que former sans soigner “le transfert pédagogique”, c’est comme payer très cher sa place au concert un jour d’otite ! On verra son artiste préféré, mais on regrettera d’être venu et on se dira qu’on aurait mieux fait de rester chez soi.
- Du côté des salariés, combien de fois fait-on l’amer constat que toutes les formations et certifications que l’on suit ne servent à rien, si l’on ne peut les réinvestir directement dans son travail !
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Transposition du modèle neurodéveloppemental au développement professionnel
Changeons maintenant de paradigme. Oublions la formation, réponse à tout ! Et inspirons-nous de ce que nous enseigne les théories du neurodéveloppement, pour les appliquer au développement du professionnalisme en entreprise.
De la “compétence innée” à la “compétence mère”
Grâce à l’imagerie cérébrale utilisée pour enregistrer l’activité du cerveau des bébés (voir les travaux de Dehaene), nous savons aujourd’hui que nous naissons avec différents “outils”, qui nous permettent ensuite d’apprendre. Ces “outils”, comme la capacité à discriminer les oppositions phonologiques ou à découper le flux continu de paroles en segments, nous ouvrent les portes, par exemple, du langage oral. Ce sont en quelque sorte des compétences innées qui sont présentes dès la naissance.
Si l’on fait le parallèle avec le développement professionnel, pour acquérir des compétences évoluées, comme savoir par exemple gérer une équipe pour un manager ou maintenir un équipement pour un technicien, on a également besoin de ressources fondamentales avant tout développement. Ces compétences de bases, nous les qualifierons de “compétences mères” ou “souches”, car sans elles, les autres compétences peuvent être difficilement développées.
Ces “compétences mères” sont probablement des softskills (leadership, empathie, organisation et planification, etc.) mais pas seulement. Il s’agit aussi et surtout de connaissances fondamentales, liées à la discipline sur laquelle se fonde le métier exercé. Ces connaissances permettent d’analyser, comprendre, se repérer dans toute nouvelle situation.
Dans les métiers à forte expertise, ces connaissances fondamentales sont parfaitement reconnues. Tout le monde sait que pour devenir médecin, il faut faire de longues études pour apprendre par cœur l’anatomie, l’oncologie, la génétique médicale, etc. Il en est différemment pour les métiers moins spécialisés, comme manager, commercial… ou formateur. Quel directeur formation pense encore qu’il faut maîtriser des connaissances en psychologie sociale ou sociologie des organisations, pour devenir un bon manager ou encore en psychologie des apprentissages, pour devenir formateur ? Et pourtant, sans grille d’appréhension du réel, il est difficile d’être un professionnel compétent !
De la “formation adéquationniste” à l’étayage professionnel
Une fois les “compétences mères” acquises, reste à les développer pour devenir réellement compétent dans des domaines spécialisés. Ces compétences ciblées qui sont au développement professionnel, ce que sont le langage oral ou écrit ou encore les habilités cognitives ou motrices au neurodéveloppement, ne peuvent se développer que si nous baignons dans un environnement favorable. Le célèbre psychologue du développement Jérôme Brunner, utilisait le joli terme “d’étayage” pour le développement de l’enfant. Comme le charpentier a besoin d’étais pour tenir sa charpente, l’enfant a besoin des bras grands ouverts de ses parents pour faire ses premiers pas.
Qu’en est-il du professionnel ? A force de mettre en oeuvre des AFEST et de consulter les résultats de travaux de recherches dans le domaine des apprentissages professionnels, nous avons établis quelques invariants favorisant l’étayage professionnel :
- La qualité des situations de travail rencontrées qui doivent être “E.S.S”, c’est-à-dire Emblématiques ou représentatives de l’emploi (les gens confinés dans des tâches marginales de l’emploi n’apprennent que très peu au travail), Sécurisées (si je dois prendre trop de risques, je n’oserai jamais !) et Stimulantes (si la tâche qui m’incombe est trop facile, je ne ferai pas l’effort de réfléchir et de me concentrer).
- La qualité du modelage. Les personnes autour de moi doivent être des “modèles”, à la fois exemplaires et imitables.
- La qualité des feedback. Plus j’obtiens des retours objectifs et encourageants de mon environnement (manager, collègues, clients et même process et machines), plus j’emmagasine de la confiance et plus je développe mon sentiment d’efficacité personnelle.
- La qualité de la formalisation des processus et des modes opératoires. Plus j’ai à disposition des bases de connaissances performantes et à jour, plus je peux apprendre par moi-même. Les entreprises aux méthodes de travail non rationalisées et formalisées sont rarement des entreprises très apprenantes (sauf lorsque le collaborateur est lui-même suffisamment autonome, pour les créer !)
- La qualité des ressources formatives telles que des modules de e-learning, de video learning, des fiches pédagogiques. Tout ce qui est facile d’accès et qui peut me permettre d’apprendre quand j’en ai besoin; peut jouer le rôle d’étayage professionnel. Google © est l’un des meilleurs outils d’étayage professionnel !
- La qualité des coopérations au sein de l’équipe. Un climat de confiance, d’entraide, de soutien mutuel sont indispensables pour développer ce que l’on appelle “l’apprenance collective”.
Soigner cet étayage professionnel est bien plus efficace pour le développement des compétences que d’empiler des stages de formation et des parcours digitaux plus ou moins obligatoires. A condition évidemment que les personnes bénéficiant de cet étayage professionnel, détiennent les compétences mères incontournables à leur développement. Bref, plutôt que de s’échiner à rechercher, selon une logique adéquationniste, une réponse formation ici et maintenant à tout problème de compétences, on ferait mieux d’organiser le développement professionnel des collaborateurs en leur proposant des environnements variés et “apprenants”.
Quelles leçons pour les fonctions L&D ?
Reprenant à leur compte ce modèle du développement professionnel, les fonctions L&D pourraient revoir leur stratégie en se fixant deux types de priorités :
Développer les “compétences mères”
Plutôt que de multiplier les offres de formation sous la forme de catalogues pléthoriques de stages présentiels ou distanciels ou d’offres “poussées” de cours digitaux sur des plateformes toujours plus sophistiquées, les directions L&D feraient peut-être mieux de se concentrer sur des programmes phares, qui permettent à chacun de se doter des compétences mères, aussi bien métiers que transverses, nécessaires aux activités et à la pérennité de l’entreprise.
Un grand programme de développement au management, un autre pour développer les softskills des experts et quelques grands programmes métiers suffiraient amplement. Certaines grandes entreprises sont depuis quelques années dans cette logique. Elles ont créé de véritables “académies internes” avec une offre minimaliste mais incontournable. C’est probablement plus judicieux que de développer des services formations, pour gérer des catalogues obsolètes d’offre de formation.
Accompagner les managers à organiser “l’étayage professionnel”
Les effectifs du service formation ainsi libérés de l’entretien de catalogues de formation surabondants, pourront s’atteler à leur mission essentielle : accompagner les managers pour qu’ils organisent de façon pertinente l’étayage professionnel, nécessaire au développement de leurs collaborateurs.
A l’inverse de ce que l’on croit, dans le domaine du développement professionnel, les managers sont davantage démunis que réfractaires. Repenser le travail pour qu’il devienne apprenant, organiser le modelage, faire des feedback de qualité, expliciter les savoirs tacites et les formaliser, en vue de les transférer, produire des capsules pédagogiques utiles ou encore développer une culture de coopération et d’apprentissage permanent nécessitent évidemment du temps mais aussi des compétences. Ce “savoir-faire apprendre” n’est pas inné, il s’acquiert. Et les équipes formation peuvent elles-mêmes jouer une fonction d’étayage professionnel, pour accompagner le développement des compétences des managers, dans le domaine du développement professionnel.