Depuis 40 ans, le monde de la formation s’est construit autour de la notion de compétences. Politiques publiques, management de la formation, ingénierie de formation et pédagogiques s’y réfèrent quasi systématiquement. La notion de compétences s’est substituée à celle de Qualification. Elle a tout écrasé sur son chemin.
L’avénement de l’AFEST et le changement de rapport qu’elle induit entre travail et formation conduit aujourd’hui à s’interroger sur l’utilité de cette notion de compétence. La Situation de Travail Emblématique (STE) pourrait devenir la notion clé autour de laquelle les ingénieries de formation et pédagogiques pourraient être simplifiées. Elle pourrait également faciliter les échanges et la communication entre les non initiés (manager, experts et apprenants) et les initiés (formateurs et ingénieurs en formation et pédagogie) qui sont invités à travailler de concert.
Petit retour sur la notion de compétence
La compétence est communément définie comme l’ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être mobilisés dans l’action en vue d’atteindre la performance attendue. Ce qui signifie qu’une personne compétente, c’est une personne suffisamment autonome en situation réelle pour réaliser les tâches qui lui sont confiées. Et pour ce faire, elle est capable de mobiliser différents savoir (connaissances théoriques ou méthodologiques), savoir-faire (maîtrise de modes opératoires) et savoir-être (définition beaucoup plus floue mais qui correspond peu ou proue à des qualités personnelles ou, si l’on veut faire plus moderne et parler le franglais, à des “softskills”.
Quand on présente cette définition de la compétence à des opérationnels participant à l’élaboration d’une formation, on se retrouve généralement face à quelques interrogations, pour ne pas dire à certaines incompréhensions. Dans les représentations des managers ou des experts de terrain, la tâche ou l’activité, c’est concret. On sait faire ou on ne sait pas faire ! La connaissance, aussi. On détient ce qu’il faut pour comprendre ce qui se passe dans la situation ou on ne l’a pas. Par exemple, si vous ne connaissez pas le droit de la formation, vous aurez bien du mal à monter un plan de développement des compétences pertinent pour votre entreprise !). Mais la compétence, c’est quoi ?
La compétence c’est la capacité à réussir la tâche ? Mais alors pourquoi ne pas définir la compétence en partant de la définition de la tâche ou de l’activité ? C’est d’ailleurs amusant de voire les opérationnels nous dire souvent “mais ça s’écrit pareil ?!?”. Et ce n’est pas faux : nombre de référentiels de compétences traduisent des tâches à maîtriser.
Si ce n’est pas la maîtrise de la tâche ou de l’activité, est-ce alors la maîtrise de savoir, savoir-faire ou savoir-être ? Et dans ce cas, pourquoi ne pas faire tout simplement la liste de savoir, savoir-faire, savoir-être. C’est d’ailleurs ce que font beaucoup d’experts en ingénierie de compétences quand il bâtissent les référentiels de compétences. Mais les théoriciens de la gestion des compétences savent très bien que la compétence ne se limite pas à ces listes à la Prévert de savoir, savoir-faire, savoir-être. C’est aussi de l’intelligence dans l’action, de l’autonomie, de l’engagement, des habilités, des capacités à gérer des émotions (être capable de faire voler un avion dans la tempête sur simulateur n’est pas tout à fait la même chose que de le faire concrètement en traversant la même tempête au dessus de la Russie lors d’un vol Paris-Tokyo !).
Ok, donc tout ceci n’est pas si simple ! Et on finit par faire des REAC (Référentiels emploi-activités-compétences) de plus en plus compliqués et illisibles. On part de l’activité, puis on les décline en compétences qui synthétisent ou font référence à des listes interminables de savoir, savoir-faire et savoir-être. Et une fois ce REAC terminé on cherche comment évaluer ces compétences et on a un mal fou à trouver des outils simples pour les évaluer. Le pire advient quand, de guerre lasse, les “ingénieurs” en compétence finissent par trouver comme ultime moyens d’évaluation le Quiz. Quiz, qui comme tout le monde le sait, ne peut qu’évaluer que des connaissances simples !
Et le comble, c’est que tout ce travail accouche d’une souris. Car l’essentiel est ailleurs : ce qui caractérise au final la compétence, c’est une certaine intelligence de la situation, un savoir coopérer au sens large (avec ses interlocuteurs dans la situation et avec son environnement matériel, digital, organisationnel, etc.). – cf. interview de Guy Le Boterf sur ce blog.
Pour en finir avec la notion de compétence… vive la situation de travail emblématique !
L’AFEST introduite par la loi du 5 septembre 2018 a secoué le petit monde de la formation qui s’était adaptée aux ambiguïtés de la notion de compétence. Le formateur demandait aux opérationnels de lui décrire les grandes missions du métier pour lequel il devait former. Puis, il les traduisait en liste de savoir, savoir-faire, et parfois en savoir-être. Il les regroupait pour ne pas être perdu. Puis pour chaque savoir et savoir-faire il définissait des objectifs pédagogiques et des activités pédagogiques qui permettaient de l’atteindre. Tout le monde était content. On disait que la formation visée des compétences, mais au final, cela restait des connaissances déclaratives et procédurales.
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Avec l’AFEST, les ingénieurs des parcours de formation sont invités à pratiquer différemment. En tous les cas, c’est ainsi que nous leur proposons de le faire dans nos formations. On part des situations de travail emblématiques ou critiques (celles qu’il faut maîtriser pour réussir ou autrement celles qu’il faut savoir gérer de façon autonome si on veut faire la preuve d’agir en professionnel compétent). Par exemple, pour un responsable de formation, une situation de travail emblématique ou STE sera de présenter lors de réunion de CSE la politique et le plan de développement des compétences de son entreprise ou d’analyser et proposer une réponse adaptée à des demandes individuelles de formation de collaborateurs souhaitant reprendre des études ou évoluer professionnellement.
En partant de ces STE, on peut ensuite facilement tirer la pelote. D’abord, on se demande par quelles étapes il doit passer pour parvenir à présenter efficacement sa politique et son plan de développement des compétences (ce qui correspond de façon plus détaillé aux classiques savoir-faire), puis on se demande quels sont les pré-requis de connaissance qu’il doit avoir pour mettre en oeuvre efficacement ces étapes. Par exemple maîtriser des notions de droit et de communication dans le cadre de relations sociales. Ceci correspond aux classiques savoirs, mais là aussi de façon plus précise et contextualisée.
Et enfin, on termine en s’interrogeant sur comment on peut évaluer que le responsable de formation maîtrise cette STE. Là, les outils apparaissent bien plus facilement qu’avec une approche articulée autour de la notion de compétence, car on met en oeuvre directement sur la STE. On peut utiliser une simulation, une instruction au Sosie, ou encore un retour d’expérience documenté et faisant la preuve de capacité réflexive.
La démarche d’ingénierie est donc au final bien plus simple que celle s’articulant autour du concept de compétences.
L’avantage de partir des STE est de faciliter également l’échange entre les non initiés et les initiés de la formation. Car on ancre l’échange dans la réalité concrète du métier. Quand on pose la question à un manager ou à un expert quelles sont les situations de travail significatives, importantes, problématiques, critiques ou emblématiques que vous gérez ou que vos collaborateurs gèrent, ils ne mettent pas longtemps pour nous les citer (généralement entre 7 à 12 pour un emploi donné).
Ensuite quand on les interroge pour nous expliquer ce qu’il faut faire pour réussir. Là aussi, ils sont assez diserts. Parfois, nous sommes amenés à utiliser des techniques telles que l’entretien d’explicitation formalisée par Pierre Vermeersch pour les canaliser. Mais le travail n’est jamais insurmontable. Donc, pourquoi les embêter encore avec cette notion de compétences ???Laissons-là aux services RH qui en ont besoin pour faire de la mobilité et créer des passerelles métiers. Mais, nous formateurs, troquons l’usine à gaz des REAC et plus largement des référentiels de compétences par une approche qui peut se résumer en trois 3 questions en cascade très opérationnelles :
- Quelles sont situations de travail emblématiques ? C’est-à-dire les tâches et/ou activités représentatives de l’emploi et qui sont critiques, problématiques, à fort enjeu, permettent de distinguer l’autonome du novice…
- Pour chaque STE quelles sont les étapes par lesquelles il faut passer pour réussir et pourquoi ? Quels sont les indices et indicateurs à prendre en compte ? Avec qui doit-on coopérer ? Et quelles sont les connaissances théoriques, méthodologiques ou les savoirs d’action à maîtriser avant de se lancer dans le traitement de la situation de travail pour l’interpréter au mieux ?
- Pour chaque STE quels critères et quelles modalités doit-on prendre en compte pour évaluer que la personne agit en professionnel compétent ? Autrement dit qu’est-ce qu’on observe et comment on l’observe ?
Avec cette démarche, fortement inspirée des recherches dans le domaine de la didactique professionnelle et de l’analyse du travail, on supprime ainsi la couche compétence qui est venue s’intercaler entre d’un côté l’activité, la tâche et la STE et d’un autre côté les connaissances qu’elles soient déclaratives ou en-actes. C’est plus simple, plus opérationnel et plus lisible !