Nous participions la semaine dernière à la table ronde consacrée aux nouveaux modèles économiques lors du Learning Show à Rennes. La table ronde était animée par Pierre Berthoux et nous y débattions avec Antoine Amiel (Learn Assembly), Jérôme Bruet (Talent Soft – ex-E-Doceo) et Pierre Courbebaisse (Président de la FFP). Nous y présentions l’impérative nécessité pour les organismes de formation de se transformer (cf. notre article du 15 octobre dernier).
Curieusement, poussé par les plus technophiles des débatteurs, l’échange a très vite évolué vers la question de la survie des organismes de formation traditionnels face à la déferlante de l’Edtech. Et une question s’est imposée : les organismes de formation vont-ils être balayés par les nouveaux entrants de la EdTech ? Nous faisions partie de ceux qui pensent encore que le combat est loin d’être perdu et que les organismes de formation, à condition de se transformer rapidement, ont toutes les chances de résister, voire de sortir gagnant. Voici nos trois arguments.
La preuve par les autres secteurs économiques
Le secteur de la formation professionnelle n’est pas le premier secteur attaqué par les nouvelles technologies, digitales ou pas. Et des enseignements peuvent en être tirés.
Prenons les médias, la musique ou le cinéma assez proche d’une certaine manière de la formation. Dans tous les cas, il s’agit de “biens culturels”. A chaque fois, de nouveaux entrants sont venus “disrupter” le marché. YouTube, Mediapart, Spotify, Deezer, Netflix… ont conquis des parts de marché substantielles, mais tous ces secteurs ont en commun d’avoir vu résister leurs opérateurs traditionnels. Alors, certes, on n’achète plus Le Monde en papier, ni de CD, et les salles de cinema sont de plus en plus clairsemées ou les grandes chaines de télévisions voient leurs revenus publicitaires s’amoindrir, mais TF1, Canal+, Sky, Universal Music, Sony Music, Le Figaro, L’Equipe… sont toujours là et bien là. Ils ont tous inventés de nouveaux modèles de business proches des nouveaux entrants qui venaient les “disrupter”.
Tous ces opérateurs avaient des positions de leaders. Ils maîtrisaient la chaine de valeur jusqu’au client final. Il leur a suffit de proposer de nouveaux services pour résister et se repositionner. Beaucoup d’autres ont disparu, c’est vrai, mais ils étaient déjà fragilisés dans l’ancien monde économique.
La formation professionnelle, un secteur bien singulier
La formation professionnelle pourrait encore mieux résister que les secteurs des biens culturels. Car il s’agit d’un marché bien singulier, d’une rare complexité. Ce n’est pas un marché BtoC, mais BtoB ou BtoBtoC (comme par exemple le marché du CPF). A cela vient s’ajouter le fait des co-financements publics. D’une certaine manière, il peut être considéré comme assez proche du marché de la Santé.
Les disrupteurs de la EdTech arrivent pour la plupart avec une logique de marché massifié. Leur modèle économique est basé sur des volumes importants. Une fois les clients conquis, ils bénéficient tous du même service à un prix relativement modique. C’est ce qui leur permet de se différencier en apportant un rapport Service/prix sans commune mesure.
Cette logique BtoC aura énormément de mal à s’imposer sur le marché de la formation professionnelle, qui est aujourd’hui un marché d’artisans. Chaque client veut son approche “sur-mesure”. Ce n’est pas pour rien qu’il existe plus de 60.000 organismes de formation dont 35.000 référencés au data dock.
Trop souvent, les observateurs non avertis du monde de la formation confondent éducation initiale et formation professionnelle, notamment en entreprise. S’il peut encore exister des réponses standards à des besoins en éducation professionnelle initiale (obtenir son premier diplôme ou titre professionnel à 18 ou 20 ans), il n’en est rien pour de l’éducation professionnelle continue (reprise d’étude après avoir empilé des contrats courts ou en cours de carrière) et encore moins pour de la formation professionnelle en entreprise. Dans ces deux derniers cas, le contenu de la formation est toujours adapté à l’environnement de travail et au profil des apprenants. Les formations standards même soutenues par de “l’adaptative learning” n’ont que très peu d’utilité.
Les sociétés EdTech en pénétrant sur ce marché bien singulier vont devoir s’adapter à cette logique sur-mesure et risque d’y laisser leur chemise. Non seulement, elles auront des coûts de conquête plus élevés, mais elles devront compléter leurs offres par des services de personnalisation toujours plus onéreux. Pendant ce temps-là les acteurs traditionnels, maîtrisant les clients et la logique sur-mesure, devront digitaliser leur offre. Qui ira le plus vite ? Quel chemin sera le plus long à parcourir ?
Le mythe du “tout digital”
Nous en sommes aujourd’hui à la troisième révolution digitale attendue. Dans le milieu des années 1980, on nous a annoncé la première via “l’Enseignement Assisté par Ordinateur” (E.A.O). A la fin des années 1990, la deuxième via le “E-Learning” et, depuis le milieu des années 2010, la troisième via le “Digital Learning”.
C’est sûr, cette fois-ci le digital learning va réellement s’imposer comme une modalité de formation incontournable à côté du présentiel et de la formation en situation de travail. Mais il ne s’agira pas d’une modalité de substitution. Tous ceux qui s’y sont essayé sont revenus en arrière. Le digital learning seul ne fonctionne pas, excepté pour certains profils aux capacités d’apprenance très élevées.
Le modèle économique du multimodal ou des pédagogies hybrides mixant digital et présentiel et/ou FEST n’est pas toujours beaucoup plus économique que le modèle présentiel traditionnel. Quand on réduit les coûts de face à face pédagogique, on augmente généralement les coûts de conception et surtout d’accompagnement. Car ce dernier devient individualisé. Les nouveaux entrants risquent de devoir faire comme Amazon. A un moment donné, ils devront créer aussi leur centre de formation, comme Amazon a créé ses magasins. Car pour se former à la réparation automobile, un atelier peut servir. La réalité virtuelle ne pourra pas tout, même si son potentiel est énorme.
Vers un marché multi opérateurs
Ce qui semble se dessiner pour la formation professionnelle ne devrait pas être au final très éloigné de ce que nous constatons aujourd’hui sur la plupart des marchés déjà disruptés ou en cours de disruption. Les leaders traditionnels se transformeront et adopteront les codes de leurs disrupteurs (cas de TF1 ou d’Universal Music), les plus forts des disrupteurs devraient s’imposer en adoptant réciproquement quelques uns des codes des opérateurs traditionnels (cas de Netflix ou de Spotify). Les petits agiles sachant intégrer le digital se réfugieront sur des niches de marché (cas aujourd’hui des labels indépendants dans la musique ou des petites chaines de télévision).
Nous faisons même le pari que les organismes traditionnels résisteront mieux que ne l’ont fait les titres de presses, les TV ou encore les labels de musique et les salles de cinéma. Pour autant, tous les organismes de formation qui resteront campés sur leur modèle ancien, regardant le train du digital learning passé, ont quelques cheveux blancs à se faire ! Ils ne pourront pas objectivement invoquer la seule irruption des EdTech sur leur marché. Le problème de fond reste leur capacité d’adaptation et de transformation avant qu’il ne soit trop tard. Les règles du jeu, au final, sont les mêmes pour tout le monde. A chacun, EdTech et organisme de formation, de s’y adapter au plus vite et au mieux.